guillebaudDe livre en livre, celle de 1968 – je pense aux Années orphelines publiées en 1978 – puis l’analyste critique des présupposés de ladite génération et des « prêts-à-penser » de l’époque : je pense à La tyrannie du plaisir (1998), à la Refondation du monde (1999), au Principe d’humanité (2001), et à nombre d’autres titres.
Avec son dernier ouvrage, Je n’ai pas peur (paru aux éditions de L’Iconoclaste), il se livre à un exercice d’introspection et explique comment il a peu à peu tenté de surmonter les peurs et angoisses qui l’ont étreint au fil des années.
L’analyse est, comme toujours, décapante : « L’espérance devient une denrée rare en Europe (…). La peur du lendemain et celle du manque, voire du déclin, viennent déjà gâcher nos réveils » (p. 13). Notre société est celle du « désenchantement » (p. 13). Elle est marquée par l’« anomie » qui est la « disparition des valeurs communes propres à un groupe » (p. 20).
Et pourtant, Jean-Claude Guillebaud refuse le pessimisme. Il pense que les peurs que nos contemporains connaissent, en France notamment, peuvent être surmontées. Mais cela ne passe pas par de bonnes paroles, par un optimisme béat, par une confiance aveugle, par un refus de voir la réalité en face.
Tout au contraire, cela passe par un surcroît d’analyse et de lucidité. C’est l’objet des dix chapitres du livre.
Je mentionnerai tout particulièrement le chapitre 5 consacré à la violence : « Nous sommes capables de tout », dans lequel Jean-Claude Guillebaud, qui fut reporter de guerre, analyse « la jubilation ambigüe qui accompagne toujours la violence et la guerre quel que soit le camp où l’on se trouve » (p. 110). Il écrit que si « la guerre s’est mise à ressembler à un jeu vidéo » (p. 116), la réalité est tout autre. Et il explique : « Pour que chacun puisse proclamer son innocence, il faut convenir que le mal n’existe que chez l’autre, le "monstre", le "criminel-né", ou le "récidiviste". Pour purger la société du mal qui l’habite comme un virus, il suffira donc d’éliminer cet autre. Ce n’est pas par hasard que toutes les spiritualités se méfient de cette innocence revendiquée comme un droit de l’homme (…). Il faut rendre justice à Dostoïevski d’avoir anticipé ce monstrueux paradoxe qui voit le projet de bienveillance universelle couvrir les liquidations de masse, ces effroyables "crimes innocents" qui ont ensanglanté le XXe siècle » (p. 126-127).
On l’aura compris, Jean-Claude Guillebaud débusque « la volonté d’externaliser le mal et le localisant chez l’autre, le différent, le marginal ou le pauvre » (p. 127) – ce qui le conduit à poursuivre sa réflexion dans le chapitre suivant : « J’ai découvert la force des faibles » sur les pas de Léon Tolstoï et de René Girard.

Jean-Pierre Sueur

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