Ayant participé au groupe de travail mis en place par Gérard Larcher, président du Sénat, rassemblant quinze sénatrices et sénateurs de toutes tendances pour faire des propositions en vue d’une prochaine réforme constitutionnelle, je veux souligner que les travaux ont été, au sein de ce groupe, riches et fructueux.

Comme cela a été précisé au départ, chaque groupe politique et chaque membre du Sénat garde sa liberté d’appréciation et de jugement, y compris par rapport aux conclusions du groupe de travail et aux quarante propositions récemment rendues publiques par Gérard Larcher. En ce qui me concerne, si je considère qu’un certain nombre d’entre elles sont positives, je suis en désaccord, ou mon jugement est nuancé, sur plusieurs d’entre elles.

J’aborderai ci-dessous plusieurs questions qui « font débat » et sur lesquelles j’aurai l’occasion de revenir ultérieurement en fonction des initiatives que prendra le président de la République.

1. Il m’apparaît, en premier lieu, qu’il faut, davantage que ne le font les « quarante propositions », se centrer sur la question essentielle de l’équilibre des pouvoirs dans notre République. Soixante ans après l’adoption de la Constitution de 1958, on mesure combien celle-ci a assuré la stabilité de nos institutions, mais on mesure aussi à quel point la Constitution est marquée par un déséquilibre des pouvoirs au bénéfice du président de la République dont les prérogatives sont très étendues, ainsi que du gouvernement, au détriment du Parlement. Un rééquilibrage me paraît aujourd’hui indispensable – sans pour autant remettre en cause ce qui fait l’efficacité de nos institutions si on les compare, pour ne prendre que cet exemple, au régime en vigueur sous la Quatrième république.

De même, il me paraît indispensable de prendre en compte, dans la Constitution, la « révolution numérique » et ses conséquences en matière de protection des données personnelles, pour ne citer que cette question, étant entendu que d’autres – comme la « neutralité » du net – sont également posées.

Il me paraît enfin également nécessaire de prendre en compte l’aspiration des Français à plus de citoyenneté et à une plus forte « participation citoyenne » à la prise de décision à différents niveaux.

2. Sur trois points, il y a un large accord. Il s’agit de la suppression de la Cour de justice de la République (ce qui suppose toutefois la mise en place d’un « filtre » pour éviter que les ministres ne succombent sous le poids du « harcèlement judiciaire »), de la nécessaire réforme du statut des membres du Parquet, qui devront désormais être nommés sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (ce qui évitera que la France soit régulièrement condamnée par la Cour européenne des Droits de l’Homme au motif que son Parquet ne serait pas indépendant du pouvoir exécutif) et enfin de la fin de la présence des anciens présidents de la République au sein du Conseil Constitutionnel. Puisqu’il y a ce large accord sur ces trois points, la réforme pourrait au moins porter sur ceux-ci.

3. Je ne partage pas le point de vue de Gérard Larcher qui s’oppose au projet de limiter, dans le temps, le nombre de mandats consécutifs qui pourraient être exercés par la même personne. Cette limitation serait fixée à trois mandats. Il m’apparaît qu’en trois mandats, quels qu’ils soient – locaux ou nationaux – on peut incontestablement « agir dans la durée » et que cette mesure contribuerait au renouvellement de la vie politique. C’est pourquoi j’y suis favorable.

4. S’agissant de la réduction du nombre des élus, je suis plus réservé et plus nuancé. D’abord, je crains qu’il y ait quelque démagogie dans le discours selon lequel il y aurait trop d’élus. Les sondages vont certes en ce sens. Mais il peut y avoir des contradictions entre un jugement très général (« Oui, il y a trop d’élus »)… et la considération que les Français peuvent porter à tel ou tel élu précis, qu’ils ont élu et qu’ils connaissent. Et puis, l’exercice de la démocratie passe forcément par des élus : il est difficile et même impossible de généraliser la « démocratie directe ».

Pour ce qui est des élus locaux, ils sont certes nombreux en France, mais la plupart d’entre eux sont totalement bénévoles et ne perçoivent pas d’indemnité. Y a-t-il « trop » d’élus dans un village où onze personnes composent le conseil municipal dans lequel seuls trois sont –faiblement – indemnisés, l’avantage étant que chacun de ces élus connaît chaque maison, chaque route, chaque ferme, chaque commerce, etc. – si bien que les élus des petites et moyennes communes sont en fait les meilleurs défenseurs de l’aménagement du territoire et de la démocratie locale.

S’agissant des parlementaires, on peut, certes, réduire leur nombre. Mais il faut veiller à la nécessaire proximité entre ceux-ci et les habitants. Est-il souhaitable que dans nombre de départements, il n’y ait qu’un seul sénateur ? Et que pour maintenir un sénateur et un député par département – ce qui paraît être souhaitable – on réduise drastiquement la représentation parlementaire des départements les plus peuplés, ce qui aurait pour effet de lourdement malmener le principe d’égalité. Ce sont de vraies questions.

5. On dit souvent que la procédure parlementaire est longue. Même si l’on peut et doit améliorer cette procédure, je conteste cette affirmation. Faire une bonne loi demande du temps. Et je me réjouis que dans les « quarante propositions » qu’il a présentées, Gérard Larcher n’ait pas cédé à un certain « air du temps » qui conduirait à faire de la « procédure accélérée » la procédure de droit commun. Je rappelle que cette « procédure accélérée », à laquelle le gouvernement ne devrait en principe recourir qu’en cas d’urgence effective, limite le débat parlementaire à une seule lecture devant chaque assemblée avant la réunion de la commission mixte paritaire (CMP) – rassemblant sept députés et sept sénateurs – puis les lectures finales. Il me paraît essentiel qu’il puisse y avoir – sauf exception – deux lectures dans chaque assemblée avant la CMP. Pourquoi ? Parce que les assemblées travaillent dans l’ordre du discursif : elles débattent, adoptent ou non des centaines d’amendements – et c’est l’essence de la démocratie –, mais elles doivent produire, au terme du processus, un texte normatif – une loi. Le passage du « discursif » au « normatif » demande du temps. Le temps de la loi n’est pas celui de l’immédiateté. L’écriture de la loi demande du temps. Et il est sage – comme nous l’avons proposé au Sénat – d’encadrer plus strictement le recours par le pouvoir exécutif à la procédure accélérée.

Jean-Pierre Sueur

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