Les réactions qui ont suivi les récents propos de Manuel Valls sur l’entreprise sont, à vrai dire, étranges. On imagine mal un Premier ministre, fût-il de gauche, déclarer qu’il déteste l’entreprise. Et la vérité, – elle est connue – c’est que tous les maires socialistes, et les présidents socialistes de régions ou de départements se battent depuis bien longtemps pour accueillir des entreprises dans leur collectivité locale et, lorsqu’une entreprise est en difficulté, multiplient les démarches auprès de tous les interlocuteurs possibles pour l’aider à surmonter ses difficultés.
Alors pourquoi ces réactions et ces débats ?
Ceux-ci tiennent à l’histoire de la gauche.
Le mouvement ouvrier s’est constitué contre le patronat, détenteur du capital et accusé d’exploiter les salariés pour accroître son profit et ses dividendes.
Cela était vrai. Il suffit de penser à ce qu’était la condition ouvrière au XIXe siècle et encore au XXe siècle.
Cela est – hélas ! – toujours vrai, même si la situation est très contrastée. Il suffit de songer, aux dimensions du monde, aux conditions de travail dans les pays qui produisent – au Bangladesh ou ailleurs – ce que nous achetons dans nos hypermarchés.
En France, en Europe, on constate encore – ce fut le cas récemment – que les dividendes restaient conséquents.
Ne généralisons pas toutefois. Ce n’est pas le cas dans toutes les entreprises, grandes, moyennes ou petites – tant s’en faut.
Et le défaut de trop de raisonnements est dans la constante généralisation, comme si toutes les entreprises appliquaient les mêmes méthodes et comme si tous les chefs d’entreprise et tous les dirigeants d’entreprise avaient le même comportement.
Mais il y a plus.
Comme le dit lucidement – la lucidité est sa marque de fabrique – Michel Rocard dans l’interview qu’il vient de donner à L’Opinion : « La gauche française, à la différence de la gauche européenne, est issue d’un mariage entre le jacobinisme et le marxisme. Le premier à essayer de briser ce carcan aura été l’occitan Jean Jaurès. Historiquement, le second c’est Léon Blum (…). Moi qui suis fils de Mendès-France, je mène cette bataille depuis trente ans. En France, même si cela a été avalisé officiellement plus tard, le grand tournant concret, c’est 1983, quand le programme dirigiste et ultra jacobin s’est révélé impossible à réaliser ».
Je me souviens qu’avant 1981, Michel Rocard était vilipendé lorsqu’il parlait de « régulation par le marché ». Il a toujours dit qu’il n’y avait pas d’autre moyen que le marché pour résoudre les milliards d’équations qui font vivre l’économie chaque jour. Il a toujours dit que – hors cas stratégiques – l’État n’avait pas pour mission de produire, et qu’il fallait donc revenir sur la collectivisation des moyens de production – utopie du XIXe siècle –, ce qui donnait de facto sa légitimité et son sens de l’entreprise. Il a toujours dit (aussi – et on l’oublie parfois) que, pour nécessaire qu’il fût, le marché était myope, que la puissance publique, le plan, le projet commun étaient indispensables – et qu’il fallait une société d’entreprises et d’entrepreneurs dans laquelle l’État, les collectivités locales et les services publics jouent pleinement le rôle qui doit être le leur.
Tout cela est aujourd’hui acquis, me semble-t-il.
Mais l’inconscient, et l’inconscient historique, subsistent.
Les socialistes français n’ont pas fait leur mutation en un congrès – comme ce fut le cas en Allemagne. C’est un mouvement continu, un processus historique.
Et ce processus n’est pas, pour moi, une régression, un renoncement. Tout au contraire.
Ainsi, je pense qu’il faut encore aujourd’hui démocratiser l’acte d’entreprendre.
Si seuls ceux qui ont les moyens financiers – qui disposent d’un capital – peuvent entreprendre, c’est une grande perte pour la société. C’est un gâchis et c’est une injustice.
Je rencontre nombre de créateurs d’entreprise – des jeunes surtout – qui ne trouvent pas de crédit auprès des banques. Je rencontre des chercheurs qui ont fait des découvertes et ne parviennent pas à les mettre en œuvre en créant une entreprise, ou en trouvant une entreprise susceptible de le faire.
Il faut donc développer l’entreprise et les entreprises. Et développer l’accès du plus grand nombre possible à l’acte d’entreprendre.
Mais l’entreprise ne peut pas fonctionner selon des modèles anciens. Le dialogue social ne doit pas être perçu comme une contrainte, mais comme une nécessité, comme un atout.
Il faut enfin que le fruit du travail de tous soit équitablement réparti.
Dans toutes les directions, il y a beaucoup à faire.
Ce sont les entreprises d’aujourd’hui et celles du futur – et ce sont, indissociablement, les services publics d’aujourd’hui et de demain – qui permettront, avec beaucoup d’efforts, d’imagination, de ténacité et de justice, de répondre aux lourds défis que sont la crise et le chômage.


Jean-Pierre Sueur


>> Lire l’interview de Michel Rocard dans L’Opinion de ce vendredi 5 septembre

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