Première partie : le débat de 1894 au Sénat
Il arrive donc – et ce ne fut pas la première fois en 2014 – que, le 7 mai au soir, lors de la « remise de l’étendard », moment fort des fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans, le discours de l’évêque soit plus politique que celui du maire.
C’est ainsi que le 7 mai dernier Mgr Blaquart évoque la loi de 1920 qui devait insinuer la fête de Jeanne d’Arc comme fête nationale le deuxième dimanche du mois de mai, c’est-à-dire le dimanche se rapprochant le plus de l’anniversaire de la délivrance d’Orléans par Jeanne d’Arc (on ne voulait pas, en 1920, instaurer un nouveau jour férié).
Cela m’a donné l’idée de consulter les débats parlementaires qui ont précédé le vote de cette loi. Et quelle ne fut pas ma surprise de constater que cette loi votée par l’Assemblée Nationale en 1920… avait été adoptée, en première lecture, au Sénat en 1894 ! Il a donc fallu pas moins de 26 ans – et une guerre mondiale – pour que cette loi passe du Sénat à l’Assemblée Nationale. On a connu « navette » plus courte.
La proposition de loi que le sénateur radical de l’Aveyron, Joseph Fabre avait d’abord déposée le 30 juin 1884 fut présentée devant le Sénat le 16 mars 1894. Et dès cette séance du 16 mars, l’auteur de la proposition en a énoncé l’objectif : « Jeanne d’Arc n’appartient pas à un parti. Elle appartient à la France ».
Cette phrase, combien de fois fut-elle répétée depuis lors, et jusqu’à ces dernières années – tant les récupérations de Jeanne d’Arc, y compris par ceux qui professent des valeurs contraires aux siennes – ont été et restent nombreuses !
Joseph Fabre ajoutait, s’agissant de Jeanne d’Arc : « En elle se personnifie la seule religion qui ne comporte pas d’athées : la religion de la patrie ».
Cette proposition de loi a donné lieu à un long débat au Sénat le 8 juin 1894. On trouvera ci-dessous le texte intégral de la présentation de la proposition de loi, le 16 mars et du débat du 8 juin.
Lors de ce débat, la droite présente un « contre-projet » qui consiste en l’édification d’une statue de l’héroïne à Rouen. Et tout le débat porte sur la question de savoir en quoi il s’agit justement d’un « contre-projet ». On voit bien que les conservateurs cherchent surtout à éviter que la « fête nationale » de Jeanne d’Arc soit essentiellement « civile » et « laïque ».
Le sénateur radical Demôle soutient aussi ce projet d’érection d’une statue « craignant que la fête laïque ne puisse opposer une concurrence suffisante aux célébrations religieuses de Jeanne d’Arc » comme l’explique Jean-Pierre Delannoy, administrateur de l’Assemblée Nationale, dans un article qu’il a consacré à ce débat dans la Revue parlementaire.
D’ailleurs, leur principal orateur, le marquis Tristan de l’Angle-Beaumanoir, commence son discours en demandant l’abrogation de « cette malfaisante et provocante mesure, en contradiction formelle avec le sentiment de l’immense majorité du pays qui interdit aux officiers français d’assister en uniforme aux fêtes religieuses célébrées en mémoire de celle qui porta si fièrement la cuirasse et l’épée ».
S’ensuit un débat pour savoir si l’épopée de Jeanne d’Arc est une « légende » (Tristan de l’Angle-Beaumanoir) ou une « histoire » (Joseph Fabre). On se met d’accord sur une « histoire légendaire ».
Joseph Fabre répond en dénonçant dans le projet de statue de Rouen une diversion et, en tenant des propos très représentatifs des positions de son parti et de la majorité du Sénat : « Vos amis politiques ont tout fait pour accaparer Jeanne d’Arc à titre de réclame au profit de la monarchie et de la théocratie » (…) « C’est depuis la Révolution que Jeanne d’Arc est devenue populaire » (…) « Reste à notre République à notre Parlement républicain l’honneur d’acquitter envers Jeanne d’Arc la dette de la patrie que la monarchie n’a pas su payer » (…) « Par ses croyances, Jeanne fut de son temps. Par ses vertus, elle domine tous les temps ».
Rappelant que toutes les loges de la franc-maçonnerie ne sont pas favorables à l’instauration de cette journée nationale, Joseph Fabre poursuit : « Je citerai le Conseil général de l’Isère, composé en majorité de francs-maçons, qui s’est unanimement prononcé pour ce projet » (…) « Cela prouve qu’il n’y a pas une orthodoxie maçonnique comme il y a une orthodoxie romaine » (…) « Royalistes, l’un de vos rois, sauvé par elle, n’a rien fait pour la sauver. Libres penseurs, Voltaire, le prince de la libre pensée, l’a profanée dans un poème qui est la plus sacrilège débauche du génie. Unissons-nous pour faire amende honorable à cette grande mémoire » (…) « Faites de Jeanne d’Arc l’étoile de la France ».
Là-dessus, le président du Conseil, ministre de l’intérieur et des cultes, Charles Dupuy, déclare : « Ni le clergé dont on a parlé, ni les libres penseurs dont on a parlé également n’ont le droit de prendre et de garder pour eux cette personnalité ».
Le vote intervient après un (classique) débat de procédure pour savoir s’il faut d’abord voter la proposition ou le contre-projet. Joseph Fabre affirme qu’il tient à se prononcer sur « les deux propositions ».
Finalement, sa proposition de loi est adoptée par 146 voix contre 100.
Les auteurs du contre-projet le retirent. Mais il est aussitôt repris par le sénateur Waddington.
Et voilà qu’entre temps, le sénateur Girault (du département du Cher) défend l’ajout d’un article stipulant que « cette fête sera exclusivement civile ».
Ce à quoi le rapporteur de la commission rétorque : « Jamais il n’est entré dans l’esprit de personne d’instaurer une fête religieuse (…). L’adoption de la proposition de M. Girault impliquerait cette idée que le gouvernement pourrait songer à instituer des fêtes religieuses ; or il ne viendra à l’esprit de personne de penser que le gouvernement puisse instaurer de telles fêtes ».
Devant cet argument, le sénateur Girault retire son amendement.
Le sénateur Waddington transforme le contre-projet en article additionnel. Et c’est ainsi qu’à une large majorité (188 voix contre 21), la proposition de loi est adoptée. Elle est ainsi rédigée :
- Article premier - La République française célèbre annuellement la fête de Jeanne d’Arc, fête du patriotisme.
- Art. 2 – Cette fête a lieu le deuxième dimanche de mai, jour anniversaire de la délivrance d’Orléans.
- Art. 3 – Il sera élevé en l’honneur de Jeanne d’Arc, sur la place de Rouen où elle a été brûlée vivre, un monument avec cette inscription : « A Jeanne d’Arc, le peuple français reconnaissant ».
Je reviendrai prochainement sur le débat qui a eu lieu – 26 ans plus tard ! – à l’Assemblée Nationale.
Jean-Pierre Sueur
>> Lire le texte intégral des débats du 16 mars et du 8 juin 1894
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