Je tiens à saluer la parution du livre de Mathieu Hauchecorne, qui fut au départ une thèse – et qui apparaît à l’arrivée comme une double thèse, au sens plein du terme, consacrée à la fois à « la gauche américaine en France » et à la réception de l’œuvre de John Rawls.

Les thèses sont parfois de lourdes compilations. Tel n’est pas du tout le cas ici. En effet, ce livre très érudit publié par CNRS Éditions est aussi un double combat. Le premier de ces combats consiste à démonter, preuves à l’appui, combien depuis sa parution en 1971, l’œuvre majeure de John Rawls, A theory of justice, jusqu’à sa traduction en français en 1987, puis le rapport d’Alain Minc en 1994, et tout ce qui suivit, fut non seulement mal connue, mais totalement détournée, récupérée à des fins qui n’avaient rien à voir avec les conceptions qu’elle portait – peut-être en raison du fait qu’elle s’inscrivait dans le cadre de la philosophie analytique « longtemps étrangère au cursus philosophique français », comme l’écrit Frédérique Matonti dans la préface de l’ouvrage, mais – on le verra – je ne crois pas que ce fut la raison majeure de ce détournement.

La seconde thèse est celle qui épouse le combat de tous les rénovateurs qui, autour de Michel Rocard tout particulièrement, s’employèrent à renouveler le paradigme d’une gauche pour laquelle le changement économique et social se référait trop exclusivement à l’action de l’État – que l’on prit l’habitude de désigner comme constituant une « deuxième gauche » et qui furent bientôt vilipendés sous le sobriquet de « gauche américaine », une gauche qui, pour ses pourfendeurs, était pire que la droite en ce qu’elle donnait le change et dénaturait ce qui constituait, pour eux, l’essence même de la gauche.

Cette « deuxième gauche » croyait en l’État régulateur, mais considérait que le marché avait l’avantage de résoudre des milliards d’équations qu’aucune bureaucratie ne pouvait résoudre. Elle proclamait que, pour nécessaire qu’il fût, le marché était myope… D’où le rôle de l’État. Mais l’État n’avait pas vocation à être producteur. Cette « deuxième gauche » plaidait pour l’esprit d’entreprise et d’initiative, pour la décentralisation, l’autogestion et la participation des citoyens aux décisions.

Cela paraîtra à certains comme une histoire ancienne. On dira que la synthèse a eu lieu entre la « première » et la « deuxième gauche ». Mais nous ne saurions oublier que nous sommes héritiers de cette histoire.

Et le mérite du livre de Mathieu Hauchecorne est de nous la faire revivre, nous présentant, pour ce qui est de la « deuxième gauche », un inventaire précis de revues comme Esprit, Faire, Intervention ou explicitant les travaux théoriques de Jean-Pierre Dupuy, Raymond Bourdon, Pierre Rosanvallon et Jean-Baptiste de Foucauld, pour ne citer que ceux-là.

Mais le mérite de cet ouvrage tient aussi et surtout au fait que cette évolution est corrélée avec le sort fait au fil du temps à l’œuvre de Rawls.

Celle-ci est un plaidoyer pour la justice. Mais ce plaidoyer est tout sauf simpliste. On l’a dénaturé en le simplifiant, en considérant que, pour lui, l’équité devait se substituer à l’égalité ou lorsqu’on a déduit de son livre que les inégalités étaient bénéfiques et permettaient de se défaire d’un « égalitarisme » inopérant…

Or cela est tout simplement une trahison de la pensée de Rawls.

Mathieu Hauchecorne explique ainsi que le rapport Minc de décembre 1994 allait faire – à tort – « de l’équité rawlsienne » un marqueur de droite dans le débat politique.

Éric Aeschimann et Rémi Noyon ajoutent, dans Le Nouvel Observateur du 23 mai 2019, que Rawls était indûment invoqué pour justifier – dans le même rapport – que « le dynamisme de notre économie » devait l’emporter sur la « protection ankylosante des droits acquis. »

Et ils mettent les points sur les « i » en exposant que Rawls n’a rien à voir avec les théories du « ruissellement », du « premier de cordée » et du « voile d’ignorance » et que ses œuvres ne sauraient en rien être invoquées pour « justifier la suppression de l’ISF, la stagnation des salaires et le creusement des inégalités. »

Non, l’œuvre de Rawls – il l’a dit lui-même – était plus proche de la social-démocratie que du néo-libéralisme.

Et de la même manière, la « deuxième gauche » fut, loin des caricatures qu’on en a faites, porteuse d’un vrai renouveau.

Sur ces deux enjeux – qui apparaissent soudain proches –, l’œuvre de Mathieu Hauchecorne est salutaire.

Jean-Pierre Sueur