Je tiens à saluer le nouveau livre de mon amie Élisabeth Roudinesco intitulé Soi-même comme un roi, un titre qui demande explication, et qui nous offre une série d’analyses fortes, étayées, nourries de nombre de références aux mouvements intellectuels d’hier et d’aujourd’hui, des « dérives identitaires » qui marquent nos sociétés et nos cultures dans différents domaines, a priori distincts les uns des autres, mais qui se confortent et constituent, en effet, un ensemble de dérives contraires à la fois à l’égalité, à la solidarité – et plus largement à l’humanisme.
Ainsi, aux solidarités, aux fraternités, aux conceptions qui rassembleraient les êtres humains par-delà les différences autour d’une communauté de principes, de valeurs et de destins, se substitue une « auto-affirmation de soi – transformée en hypertrophie du moi – […], signe distinctif d’une époque où chacun cherche à être soi-même comme un roi et non pas comme un autre. Mais, en contrepoint, s’affirme une autre manière de se soumettre à la mécanique identitaire : le repli. » Il y a là « une volonté d’en finir avec l’altérité en réduisant l’être humain à une expérience spécifique. »
Élisabeth Roudinesco explore à cet égard « les variations qui ont affecté la notion de genre », les « métamorphoses de l’idée de race », le « labyrinthe de l’intersectionnalité », la « terreur du grand remplacement de soi par une altérité diabolisée. »
Il m’est impossible de rendre compte ici de toute la richesse de cet ouvrage. Je signalerai cependant la force des chapitres consacrés aux études dites « postcoloniales » et « décoloniales ». Je ne citerai que ce passage, qui me paraît bien résumer la thèse défendue et illustrée de manière convaincante par Élisabeth Roudinesco : « À la lecture de ces dérives, parfois bouffonnes, je souscrirai volontiers à l’idée selon laquelle toutes ces théories – hybridité, subalternisme, décentrement, post colonialités, etc. – ne font finalement que reconduire les vieilles thèses de l’ethnologie coloniale avec ses catégories immuables, sa psychologie des peuples, ses oppositions binaires entre barbares et civilisés, à ceci près que les subalternes ou les "hybrides" sont désormais érigés en rois d’un royaume identitaire, renvoyant leurs anciens bourreaux aux poubelles de l’histoire : manière de dénier à la pensée dit "occidentale" et à ses acteurs toute participation à la lutte anticoloniale. Une fois de plus, les malheureux opprimés, muets, fétichisés, statufiés dans un rôle qui n’est pas le leur deviennent cobayes d’une théorisation qui les dépossède de leur désir d’émancipation. Que des penseurs aussi novateurs que Césaire, Foucault, Deleuze, Derrida, Lacan, Said, Fanon et bien d’autres encore aient pu servir d’alibi à une telle répression restera l’un des grands paradoxes de cette folie identitaire. »
En définitive, c’est à une « immersion dans les ténèbres de la pensée identitaire » que nous convie Élisabeth Roudinesco, une immersion salutaire pour penser ces dérives, les comprendre, les surmonter et retrouver les chemins de l’humanisme et du « vivre ensemble » au-delà du double écueil de l’« uniformisation » et de la « fragmentation », pour reprendre les mots de Claude Lévi-Strauss.

Jean-Pierre Sueur

  • Soi-même comme un roi, par Élisabeth Roudinesco, Le Seuil, 275 pages, 17,90 €.