Il faut rendre hommage à Gilbert Trompas, directeur de Corsaire éditions, qui vient de rééditer un texte inachevé, très éclairant, de Charles Péguy sur son enfance, titré Pierre. Commencement d'une vie bourgeoise, qui était devenu totalement introuvable (sauf au sein de l'édition des œuvres complètes dans La Pléiade due à Robert Burac – coûteuse) et que chacun pourra donc facilement se procurer.
Il faut, bien sûr, rendre également hommage à Éric Thiers, président de l'Amitié Charles Péguy, qui tenait beaucoup à cette réédition, et a écrit pour celle-ci une présentation de cinquante pages, riche et pénétrante.
Comme l'écrit d'emblée Éric Thiers, Péguy est « un écrivain hors norme, socialiste, anarchiste, dreyfusard, républicain, chrétien, patriote. »
Il nous explique aussi que le titre de ce livre ne manque pas d'ironie. Brillant élève, lycéen, étudiant en classe préparatoire et puis élève de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, Péguy disposait de tous les atouts pour mener une « vie bourgeoise ». On peut même penser que c'était en filigrane dès son enfance. Il aurait pu être une gloire universitaire. Mais il ne le voulut pas. Comme l’écrit encore Éric Thiers : « Il est le normalien qui refuse l'université, le socialiste qui rejette le parti, le chrétien qui fustige les curés. »
Mais nous sommes encore loin de tout cela dans ces temps de l'enfance que nous conte Péguy – encore que des signes apparaissent déjà ici et là.
Nous sommes dans le faubourg de Bourgogne où la grand-mère de Péguy s'est installée après avoir voyagé en bateau depuis le Bourbonnais, depuis Moulins plus précisément, où elle tenait une fabrique d'allumettes qui ne résista pas à la nationalisation de cette production. Elle vécut pauvrement de ménages et de lessives jusqu'au moment où sa fille, Cécile, la mère de Péguy, s'attacha à exercer un vrai métier dans lequel elle devint experte : le rempaillage de chaises. Et Péguy deviendra pour toujours le fils de la « rempailleuse de chaises », attaché comme sa mère au travail bien fait où il voyait les vertus de ceux qui construisirent nos cathédrales. Sa mère achète la paille à Saint-Jean-de-Braye et à Combleux et chez les vignerons de la barrière Saint-Marc.
Son père est issu d'une lignée de vignerons des bords de Loire. Il est revenu malade du siège de Paris où il était parti avec les « mobiles du Loiret ». Il est mort dix mois après la naissance de son fils. La famille gardait « un petit morceau de pain dur » du siège et sa dernière lettre comme des reliques.
Dans cette œuvre de jeunesse, Péguy exalte ses souvenirs de « l'école annexe de l'École normale », où il entre à sept ans, sa mère lui ayant déjà appris à lire et à compter – mais pas à écrire – et suit avec passion l'enseignement des « élèves-maîtres ». Et déjà le thème des « hussards noirs de la République » qui sera magnifié dans L’Argent apparaît ici comme une valeur cardinale.
Et  puis il y a les maisons que Péguy habita successivement, celle où il naquit et qu'une municipalité d’Orléans eut la mauvaise idée de démolir en 1922 pour y substituer l'entrée de la « rue Charles-Péguy », et la suivante, plus spacieuse, l'une et l'autre fidèlement décrites.
Et il y a le faubourg, avec ses habitants, ses artisans, ses ouvriers, le faubourg Bourgogne, si près de la Loire, qui est au cœur de l'ouvrage.
Il y a aussi les obsessions de Péguy : sur sa taille en particulier qu'il fait mesurer souvent sur le chambranle de la porte où des encoches marquent les évolutions. De cela et de tant d'autres notations de ce livre, on pourrait, bien sûr, faire l'analyse – et la psychanalyse ! Éric Thiers écrit d'ailleurs que Pierre « est un texte séminal. Posé comme un jalon à l'orée d'une vie d'homme, il offre la plupart des clés pour entrer dans le monde de Charles Péguy. » Il ajoute : « Mais ce récit est aussi un acte de rupture. Avec cette "vie bourgeoise" […]Sa vie sera celle d'un insurgé, contre l'injustice, contre la misère, contre le mal. »
Le texte – inachevé – se termine sur la forte description du cantonnier qui arpente le faubourg : « Le vieux cantonnier sec et voûté, vêtu de sa blouse bleue, raclait régulièrement la route, infatigable. »
C'est un livre écrit dans un style très simple, bien différent de ce que sera l'écriture de Péguy dans ses œuvres ultérieures. Il se lit facilement. Et c'est un bonheur que de le lire.
Jean-Pierre Sueur
• Corsaire éditions, 158 pages, 16 euros