DerridaL’avouerai-je ? Je suis entré avec réticence dans cette imposante biographie – 660 pages sans les notes – que Benoît Peeters vient de consacrer au philosophe Jacques Derrida (aux éditions Flammarion).
Pourquoi ?
D’abord parce que j’incline à penser que les livres d’un philosophe se suffisent à eux-mêmes et qu’il n’est pas besoin de recourir aux « petit tas de secrets » que recèle toute existence, les expliquer ou les comprendre. Benoît Peeters cite d’ailleurs dans un autre ouvrage, Trois ans avec Derrida, les Instructions concernant ma biographie d’Henri Bergson, dans lesquelles celui-ci écrit : « J’ai vraiment soutenu que la vie d’un philosophe ne jette aucune lumière sur sa doctrine, et ne regarde pas le public ».
En second lieu, s’agissant de l’œuvre de Derrida dont le maître-mot est la déconstruction, il m’apparaissait contradictoire de construire un discours complet, rationnel et cohérent sur son existence et cela d’autant plus que le biographe est forcément victime de l’illusion téléologique puisque, par définition, il connaît la suite et la fin de l’histoire, contrairement à son sujet qui vit chaque moment dans l’instant sans connaître celui qui suivra.
Mais j’avais tort.
Car ce livre, fruit d’une enquête minutieuse, nous emporte. Il nous conquiert et nous fait vivre un demi siècle de combats intellectuels avec une modestie, un « parti pris des choses », une passion aussi – ce n’est pas antinomique - qui donne une nouvelle lisibilité à une œuvre éclatée en plus de soixante-dix livres très différents les uns des autres.
Il commence en Algérie, se poursuit à Louis Le Grand, rue d’Ulm, au Mans, à la Sorbonne, rue d’Ulm encore et toujours, aux universités de Yale et d’’Irvine, à Ris Orangis, demeure de la famille, et dans ce havre qu’est Cerisy la Salle où chaque nouvelle décade organisée par la chère Edith Heurgon est un nouveau temps de bonheur pour Derrida.
A vrai dire, les temps de bonheur sont rares. On vit plutôt les angoisses de l’écrivain emporté dans des travaux sans fin, ses nombreuses déceptions et ses luttes incessantes. Il est l’objet d’attaques haineuses. Il a l’impression que l’Université et la corporation des professeurs de philosophe se liguent contre lui. On lui fait miroiter un poste de professeur à Nanterre qui lui est refusé. Les portes du Collège de France se ferment devant lui. Et le projet de lui attribuer le titre de docteur honoris causa à l’Université de Cambridge donne lieu à des débats enflammés au cours desquels les pires arguments sont invoqués. Le titre lui sera finalement conféré au terme d’une âpre procédure électorale.
On vit avec lui l’affaire Heidegger et l’affaire Paul de Man.
On mesure combien son écriture, sa forme de pensée, son goût de la complexité, la dialectique qui lui est propre, suscitent l’incompréhension ou la fascination.
Derrida ne nie pas le structuralisme. S’il le critique, ce n’est pas pour revenir en deçà, mais pour aller au delà.
La déconstruction fut incomprise. Elle n’est pas démolition puisque – comme l’écrit Christian Delacompagne – « l’ensemble de la métaphysique (…) doit être considérée comme un texte » et qu’il s’agit donc d’un « acte de lecture » dudit texte.
La biographie de Benoît Peeters est si riche, si pénétrante, qu’on ne peut tout citer.
Evoquons cependant encore les Etats généraux de la philosophie qui virent Derrida s’opposer à Bernard-Henri Lévy et la création du Collège international de philosophie. Evoquons les acteurs de cette histoire foisonnante, de Paul Ricoeur à Louis Althusser, de Freud à Lacan, de Husserl à Levinas - sans oublier ceux avec qui le dialogue ne s’arrête pas : Sarah Kofman, Hélène Cixous et Elisabeth Roudinesco. Evoquons cette carrière qui s’emballe aux dimensions du monde : on ne compte plus les universités qui se disputent la présence de Derrida pour des cours et conférences.
Evoquons pour finir ces lignes pénétrantes (pages 632 et 633) par lesquelles Derrida médite sur l’inhumation et la crémation.
Jacques Derrida fut inhumé le 12 octobre 2004 à Ris Orangis.
Jean-Pierre Sueur.

.