GIROUD-ADLER« Elle se levait à 6h du matin et tapait sur sa machine et j’ai encore dans la tête le son du cliquetis et de la barre ». On lit cela page 274, intitulée sobrement Françoise, que Laure Adler consacre à Françoise Giroud. C’est un livre de 500 pages (paru aux éditions Grasset) qui se lit d’une traite. Impossible d’arrêter la lecture quand vous avez commencé cette histoire d’une vie, qui est aussi celle d’une époque, une histoire faite de rêves, de réussites, d’erreurs et d’échecs, l’histoire d’une femme, dont l’énergie nourrit chaque page, comme elle a nourri chaque minute son existence.
« Françoise quitte le journal – L’Express – chaque jour à deux heures du matin », lit-on encore page 200. Elle quitte chaque soir, très tard, L’Express, qu’elle a fondé avec Jean-Jacques Servan-Schreiber, après avoir tout lu, tout relu, tout réécrit, après avoir vingt fois refait son éditorial, au milieu d’un océan de pages refaites, avec toujours, le cliquetis de la machine à écrire qui l’accompagnera jusqu’à son dernier jour, son dernier article, son dernier livre. Françoise a appris très tôt la « sténodactylo ». Elle tape comme un bolide. Journaliste dans l’âme, elle le restera toujours - un « sang d’encre » dirait Jean Lacouture -, refusant les poncifs, le style amphigourique, travaillant ses papiers et ceux des autres jusqu’à atteindre cette écriture cursive, sans fioriture, sans adjectif inutile, qui fait mouche et  retient l’attention. Etrange symbiose : si l’on n’avait lu ses autres livres, on penserait que Laure Adler, qui a passé sept ans à travailler sur Françoise Giroud, a pris chez elle des leçons d’écriture.
Impossible de résumer en quelques mots cet ouvrage qui nous ouvre d’abord les portes du cinéma, puisque Françoise Giroud commença par être script, nous conduit ensuite au sein du magazine Elle où Françoise engage ses combats féministes, puis à L’Express, sa grande œuvre. L’histoire de ce journal est un roman, comme sa vie.
Laure Adler ne se perd pas en commentaires. Les faits parlent. Françoise est une directrice de rédaction qui s’engage totalement. Sa vie privée et sa vie professionnelle ne font qu’un. Son engagement aux côtés de Jean-Jacques Servan Schreiber pour Pierre Mendès-France est total. Leur idylle commence d’ailleurs dans la tribune de l’Assemblée Nationale, lorsque Mendès fait son discours du 30 décembre 1951.
Suivent des années d’engagement, contre la torture en Algérie, aux côtes du courageux général de La Bollardière, pour la gauche réformiste et contre la gauche antique, pour la cause des femmes – inlassablement –, contre la censure, pour la culture, pour Mai 68…
Suivent encore : des années de gouvernement puisque Françoise Giroud fut secrétaire d’Etat à la condition féminine, puis à la culture ; la rupture avec L’Express ; l’engagement humanitaire, contre la faim ; la rubrique « télévision » dans Le Nouvel Observateur ; vingt livres, au moins…
On croise donc, au fil des pages, le fantasque JJSS, la haute figure de François Mauriac, qui finira par quitter L’Express, celle de Jacques Lacan, « professeur de bonheur », ceux que Françoise déteste - et principalement Edgar Faure et Jacques Chirac -, François Mitterrand qui la fascine, pour qui elle a voté deux fois – sans doute davantage –, mais qui ne lui pardonnera pas ce qu’il considère comme une trahison : l’entrée dans le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing et le livre Le bon plaisir, publié aux éditions Mazarine.
J’ajouterai seulement pour finir que ce livre n’est en rien une hagiographie, que Laure Adler ne fait l’impasse ni sur les échecs ni sur les fautes – même si l’une d’entre elles justifie ce qu’elle appelle elle-même « la limite du biographe ».
Reste une vie pleine et le cliquetis de la machine à écrire qui tinte dans nos oreilles. Françoise Giroud disait : « Si la mort me saisit cette nuit, je dirais : "Merci la vie" ».
Jean-Pierre Sueur
.