La visite du centre de rétention administrative de Pamamdzi, est de celles dont on ne sort pas indemne. J’avais lu le rapport du contrôleur général des lieux de privation de liberté affirmant que « les conditions d’hébergement et d’hygiène portent d’évidence atteinte aux droits fondamentaux des personnes présentes ». Mais plus encore que les conditions d’hébergement et d’hygiène, ce sont les visages des hommes et des femmes « retenus » qui nous interpellent. Dans une salle, trente femmes, mutiques, avec leurs enfants qui babillent. Entre les hommes et les femmes, le local exigu où les agents de la police de l’air et des frontières s’emploient à faire leur travail dans de mauvaises conditions. Dans la salle suivante, les hommes, une trentaine également, accueillis - est-ce le mot ? – dans une seule salle, sans possibilité de sortir même un instant dans une cour inexistante. Lorsque nous arrivons, ce sont trente hommes jeunes, souvent très jeunes, qui nous interpellent. L’un explique qu’il est né à Mayotte et que ses parents en étaient partis depuis longtemps. Il va être expulsé vers les Comores où il dit ne connaître personne. D’autres témoignages affluent. Ils sont jeunes, très jeunes. J’ai le sentiment qu’ils sont les exilés de la chance. Qu’est-ce qui fait qu’ils sont là ? Qu’est-ce qui a conduit ces jeunes-là dans cette pièce ? Pas de chance, le mauvais sort - ou la mauvaise politique ? On a le sentiment qu’ils sont des exilés de partout.
Mais il y a pire.
La vérité, c’est qu’il y a une immigration massive des Comores vers Mayotte, devenue département français. Vue des Comores, Mayotte est une sorte de rêve, la porte ouverte vers la France. Et cela fait penser à toutes celles et tous ceux qui préfèrent dormir sous les ponts de Paris ou de la Seine Saint-Denis plutôt que de rester dans leur campagne ou leur banlieue d’Afrique centrale.
La vérité, c’est que, tous les jours, de frêles barques en bois et résine partent des Comores pour rejoindre Mayotte. Ce sont des barques à fond plat, rudimentaires, qui ne répondent à aucune norme de sécurité et ne pourraient « accueillir » que huit ou neuf personnes si les normes étaient respectées. A chaque voyage, trente à quarante personnes y sont entassées. Le voyage dure vingt-cinq heures dans les conditions de promiscuité et d’hygiène que l’on peut imaginer. La barque est si chargée qu’elle navigue à même le niveau de la mer. Il y a des naufrages, des noyades, des disparitions, des êtres humains qui passent par-dessus bord. On m’a dit que ce bras de mer était un cimetière marin. Les passagers de ce voyage au bout de la nuit ont évidemment payé aux passeurs des sommes non négligeables. Les vedettes et les radars de la police de l’air et des frontières veillent. Elles interpellent presque chaque jour l’une de ces embarcations appelées « Kwassa-Kwassas ». Il y a à Mayotte un cimetière des « Kwassa-Kwassas ». Ils y sont alignés. On finit par payer pour les détruire. On ne peut rien en faire.
Ceux qui sont interpellés en mer ou à l’arrivée dans un état de grande fatigue et d’épuisement ou ceux qu’on interpelle sur l’île se retrouvent au centre de rétention administrative.
Celui-ci a été tellement décrié, tant en raison des conditions d’« accueil » des personnes hébergées que des conditions de travail du personnel, qu’un nouveau centre sera construit d’ici deux ans.
Mais cela ne règlera pas le problème de fond. Car les personnes retenues repartent bien vite du centre de rétention vers les Comores. Si bien qu’elles y séjournent en réalité peu de temps. Mais l’efficacité de la reconduite est limitée. Car la moitié des personnes reconduites (chiffre officiel : c’est très certainement davantage !) reviennent quelques jours ou semaines plus tard dans la lugubre noria des Kwassa-Kwassas.
On reconduit de 20 000 à 25 000 personnes par an vers les Comores. Cela doit faire bel effet dans les statistiques du ministère de l’intérieur.
Mais on les reconduit, le plus souvent, en pure perte.
A vrai dire, le mot ne convient pas. Puisque le coût de ces reconduites est de cinquante millions d’euros par an.
On nous dit qui si l’on renonçait à ces reconduites, cela créerait un funeste « appel d’air ».
Mais réfléchissons. Puisque la plupart des personnes reconduites reviennent dans des conditions épouvantables, n’y aurait-il pas moyen de faire un meilleur usage de ces cinquante millions ? On pourrait, par exemple, les utiliser pour le développement des Comores ou de Mayotte.
Mais voilà. Les Comores n’ont jamais accepté la départementalisation de Mayotte. Pour les autorités comoriennes, Mayotte fait partie des Comores. Et ces autorités ne font rien pour mettre fin au trafic de passagers et tout faire pour sauver les vies de ces voyageurs en grand péril.
Peut-être une diplomatie courageuse trouvera-t-elle un jour, le plus vite possible, une solution.
Peut-être les politiques s’intéresseront-ils un jour, le plus vite possible, à un meilleur usage de ces cinquante millions d’euros.
Je l’espère. Car cela se passe en France. Cela ne doit pas durer et il faut trouver un avenir aux enfants perdus des Kwassa-Kwassas.

Jean-Pierre Sueur

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