Je remercie mon ami Joël Gilles de Chécy de m’avoir transmis ce texte méconnu de Louis Aragon sur Orléans en 1944 que je reproduis ci-dessous.
Jean-Pierre Sueur

"Nous allions de Paris à Toulouse, et dans ces premiers jours de novembre 44 le train ne passait pas encore la Loire. A Orléans, les voyageurs du chemin de fer débarquaient tous avec leur incroyable chargement de valises et de manteaux, la bigarrure des paquets, le disparate d'une foule en migration, et envahissaient la ville. Ce qu'il restait de la ville. Notre étranger charroi, complété de porteurs fiévreux, de carrioles et de bicyclettes à remorque, se hâtait par les rues démantelées, les quartiers qui n'avaient plus l'air que d'être leur propre plan, se hâtait vers le pont détruit. Rien n'a le caractère de la déchirure comme un pont détruit. Nous étions des fourmis sur un cadavre martyrisé. Des fourmis traversant une rigole sur des fétus de paille mal croisés. Le grand soleil pâle de l'automne n'éclairait que l'horreur du désordre, la pauvreté monstrueuse du pays. Tout à coup, nous venions d'atteindre la rive, en nous retournant, nous aperçûmes, de l'autre côté, tout le quartier de la cathédrale, la masse de la ville qui avait encore l'air debout, au-delà du fleuve. Et la lumière du pays de Loire était si belle à son ordinaire, si transparente, que je ne remarquai plus qu'une chose, ce bleuté merveilleux des toits, cette douceur incomparable qui donne à Orléans le charme qu'on voit au plumage des tourterelles. Presque leur roucoulement.
Ainsi dans la nuit de la dévastation, ma France me parle encore un langage que rien, ni la mort, ne peut lui désapprendre. Qui fait que les plus lointaines de ses histoires tragiques gardent toujours pour nous un accent de douceur, qu'ignorent les drames étrangers ; et cette lumière sur les ardoises, c'est le nom de Jeanne ou de Geneviève, cette espérance invincible, qui désarçonne à la fin les conquérants."
Louis Aragon
• Extrait de l’ouverture de la préface du catalogue de l'exposition « Quelques toiles de Corot à Matisse exposées au profit de la Stage Door Canteen », Martin Fabiani, 1945 Paris. (Louis Aragon/Ecrits sur l'art Moderne - Flammarion 1981/2011)
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