media pithisiteNos villes sont faites de pierre et d’esprit. Entre leurs murs rôde la mémoire de celles et ceux qui y ont travaillé, écrit, pensé, raisonné… Les villes ont une existence matérielle et intellectuelle aussi. Elles sont faites de « pierres vives » - expression que chérissait Pierre-Henri Simon -  tout autant que de maçonneries et de charpentes, de places et de rues.
C’est ce à quoi je pensais lors de l’inauguration, ce samedi, à Pithiviers, de la médiathèque de la ville dédiée à Denis Poisson, immense savant, mathématicien, géomètre et physicien, universellement connu – et qui y vit le jour.
Je rends hommage à la volonté tenace de Marie-Thérèse Bonneau, maire de Pithiviers, Serge Decobert, premier-adjoint, et toute l’équipe municipale qui, depuis des années, ont préparé et façonné avec les architectes ce projet qui inscrit la culture ouverte et offerte à tous au cœur de la cité.
Certains se sont étonnés que l’on pût donner le nom d’un scientifique à une médiathèque. C’est cet étonnement qui m’étonne. La science comme la littérature, les arts, la philosophie et tant d’autres disciplines constituent la même culture.
Enfin, je ne résiste pas au plaisir de reproduire – ci-dessous – le texte du poème de Victor Hugo, publié dans l’Année terrible, « A qui la faute ? » que Marie-Thérèse Bonneau avait choisi de lire lors de l’inauguration. Est-il un plaidoyer plus fort pour les bibliothèques – et les médiathèques ?


Jean-Pierre Sueur

A qui la faute ?

Tu viens d'incendier la Bibliothèque ?

- Oui.
J'ai mis le feu là.

- Mais c'est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C'est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C'est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l'aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d'oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l'homme antique, dans l'histoire,
Dans le passé, leçon qu'épelle l'avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des jobs, debout sur l'horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l'esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C'est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu'il brille et qu'il les illumine,
Il détruit l'échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d'esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L'âme immense qu'ils ont en eux, en toi s'éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu'eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t'enseignent ainsi que l'aube éclaire un cloître
À mesure qu'il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t'apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l'homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C'est à toi comprends donc, et c'est toi qui l'éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l'erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l'ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c'est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !

- Je ne sais pas lire.

Victor Hugo

 

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