500D’abord, qui me font l’honneur de me lire, totalement ou partiellement, de près ou de loin, l’œil accroché sur tel sujet, moins sur d’autres, et me font, souvent, l’amitié de m’écrire, de réagir, de contester, de contredire, ou, aussi, de marquer leur solidarité.
Je rédige tous les dimanches, parfois tard dans la soirée, cette « lettre » – j’aime ce mot – par laquelle je fais part de mes positions, je reprends mes interventions au Sénat ou les articles que je publie, et je m’exprime sur les livres que je lis ou les événements culturels que j’ai pu découvrir. La politique sans littérature, et sans culture, m’est toujours parue comme orpheline, sans relief et sans âme. Si bien que des observateurs étrangers ont souvent noté cette particularité française : les politiques, ici, écrivent des livres ! Connaissant bien le milieu, j’ajouterai : quand ils les écrivent.
Qu’on se rassure. Toutes les lignes écrites et publiées dans ces cinq cents lettres, l’ont été par moi. D’ailleurs, je remarque immédiatement – comment être dupe ? – les livres écrits par des « nègres » – ce mot est, de surcroît, injurieux – ou les discours écrits par les « plumes » - bel exemple de métonymie ! –, et je mesure, au Sénat, ou partout, combien il est difficile de dire un discours que l’on n’a pas écrit.
Le travail de l’écriture est une tâche qui exige ferveur et maîtrise, un art par lequel on se laisse aller, au film de la plume, qui parfois avance plus vite que la pensée, la précède, l’emporte, si bien que l’on doit faire et refaire les phrases, s’approcher de l’écriture rêvée, espérée, en bataillant avec le lexique, la syntaxe et la ponctuation.

Péguy

Orléans est le siège d’une des dernières vraies revues de littérature existant en France. Elle s’appelle « Théodore Balmoral » (5, rue Neuve-Tudelle à Orléans Saint-Marceau, près de la Loire). Dans son dernier numéro, elle publie un texte inédit de Jean Follain et, en prélude, une analyse d’Elodie Bouygues qui nous explique comment ce dernier écrivait : « Le premier jet, dactylographié (…) est ensuite travaillé en plusieurs campagnes par le poète, et la plupart du temps réduit de moitié, voire davantage. Follain avance en élaguant ».
Toute autre est l’écriture de Charles Péguy – mort il y a cent ans – qui, souvent, publie tout, le premier membre de phrase, le second censé corriger le premier, le suivant censé préciser le précédent, et ainsi de suite, comme s’il n’y avait pas d’élagage justement et que l’écriture était l’exacte restitution de l’acte d’écrire, du mouvement indissociable de la plume et de la pensée, comme s’il fallait abolir l’idée même d’un brouillon.
L’étude des manuscrits conservés au Centre Péguy d’Orléans montre que les choses sont plus complexes. Et, pour ce qui est de la poésie, le même processus s’inscrit à l’intérieur d’un cadre, ajoutant à la syntaxe linéaire une écriture verticale au travers des rythmes et des rimes – une tapisserie, dira-t-il.

Une question de rythme

Le travail est tout différent pour le discours prononcé à la tribune de l’Assemblée ou du Sénat, pour ne prendre que ces deux exemples que je connais bien. Impossible de lire un texte préétabli. On peut se raccrocher à une fiche ou deux, avec des citations ou des chiffres. Pas plus. La scansion de la parole n’est pas celle de l’écriture. C’est une question de rythme, de respiration, de silences, d’amplitude de la voix qui monte, se suspend, retombe. Je pense à François Mitterrand qui commençait très bas, distillait les confidences, les accents ironiques, atteignait au lyrisme et aux sommets de l’éloquence ; à Maurice Faure qui pouvait successivement et dans le même discours faire sourire, rire, émouvoir et susciter les pleurs par la force du verbe ; et à Robert Badinter qui parle – encore la semaine dernière – avec l’ardeur et la ferveur d’un toujours jeune avocat et à ses phrases, ses périodes, qui enflent jusqu’à des expressions comme « à cet instant », avant d’interpeller fortement l’auditoire. Robert Badinter m’avait dit, lorsque nous étions dans l’opposition au Sénat : « Ici, j’ai souvent réussi à convaincre, mais je n’ai jamais réussi à changer un vote » – assertion un peu triste qui, je voudrais l’espérer, sera toujours davantage démentie par les faits, tant les oppositions mécaniques finissent par être lassantes, et même s’il n’est pas de démocratie sans pluralisme politique organisé.
Je ne sais pourquoi je vous écris cela, à la faveur de cet anniversaire et de l’édition de cette 500e lettre. Ou plutôt si. Ne biaisons pas. Je le sais très bien. J’écris cela pour vous dire que même si cette lettre comprend, chaque semaine, nombre de communiqués et d’extraits de compte-rendu des débats au Sénat, je tiens beaucoup à ce qu’elle garde aussi le caractère d’une lettre personnelle.
Nous sommes encombrés de messages formatés, de phrases lues sur prompteurs, de sentences stéréotypées et de déclarations préenregistrées sur nos répondeurs comme sur les quais de gare.
Péguy écrivait : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite ».
C’est pourquoi, cette « lettre » gardera la liberté de ton et l’écriture personnelle sans lesquelles la politique perd pour moi sa saveur. Ceci étant dit avec l’humilité requise – en ce dimanche soir !

Jean-Pierre Sueur

.