Il arrive que la littérature vous revienne, presque inopinément, au cœur d’une activité politique plutôt dense, comme si elle nous reprochait de l’avoir négligée ou d’avoir oublié la leçon de François Mitterrand qui, dans les avions qui le conduisaient dans les ultimes meetings d’une campagne présidentielle, se plongeait, à l’étonnement de tous, dans la lecture des « Lettrines » de Julien Gracq.
C’est ainsi qu’ayant donné mon accord il y a longtemps, je me trouvais convié, ce mercredi 25 mars, à un dialogue avec Michaël Lonsdale sur une œuvre majeure, très méconnue, de Charles Péguy, la dernière œuvre qu’il ait publiée de son vivant, un ensemble de 1 911 quatrains (sans compter ceux qui ne furent pas alors publiés) intitulé « Ève ». Olivier Moulin-Roussel avait organisé une lecture intégrale de l’œuvre – ce qui, à ma connaissance, devait être sans précédent – en mobilisant, deux samedis durant, au Centre Bernanos à Paris, une trentaine de comédiens qui se sont relayés pour interpréter strophe après strophe une œuvre immense. Je ne dirai rien ici sur « Ève » pour avoir beaucoup écrit sur ce livre ailleurs (1) – sinon que c’est le type d’œuvre dans laquelle il faut se plonger, pour reprendre un verbe déjà utilisé. Il faut se laisser entraîner par elle, corps et âme. Et alors tout change dans la perception que l’on peut avoir d’un texte que l’on s’approprie à mesure qu’il nous emporte.
Je m’étais également engagé auprès de mon ami Alain Malissard – trop tôt disparu – à faire une conférence à Orléans à l’initiative de l’association Guillaume-Budé – qu’il présida longtemps – sur « Victor Hugo au Sénat ». Je le fis jeudi dernier 26 mars au musée des Beaux-Arts d’Orléans. Je n’imaginais pas, lorsque j’avais donné mon accord, que ce serait entre les deux tours des élections départementales. Mais qu’importe ! Ou tant mieux : la politique doit se nourrir de littérature.
Je me suis donc plongé, ces dernières semaines, pour préparer cette conférence, sur les discours trop méconnus que Victor Hugo tint d’abord à la chambre des Pairs où Louis Philippe l’avait nommé, puis, durant les dix dernières années de sa vie, au Sénat, où il avait été élu. Quelle joie de l’entendre vibrer pour la Pologne abandonnée de tous, avec une foi européenne inébranlable, de l’imaginer défendre avec force détails, et la passion du romancier, notre littoral en péril, de le voir plaider pour le retour de la famille Bonaparte – « je suis du parti des exilés et des proscrits » –, de le surprendre, enfin, devant une chambre des Pairs médusée et hostile, dans un plaidoyer pour le pape Pie IX qu’il jugeait alors « révolutionnaire ».
Quelle joie encore de l’entendre bien plus tard au Sénat argumenter passionnément contre la dissolution voulue par Mac Mahon, et donc pour la République, ou par trois fois défendre avec une force extraordinaire l’amnistie des communards en un vibrant plaidoyer qui ne suscita le vote favorable que de dix sénateurs, tous les autres s’opposant. Le lendemain, le Figaro écrivait : « L'amnistie est enterrée sous un discours de M. Hugo ». Il fallut attendre 1880 pour que l’amnistie fût décidée.
Ce qui est remarquable lorsque l’on étudie les pages les moins connues de Victor Hugo, c’est que l’on constate que toute l’œuvre s’y réfracte. À l’image de cette « chose vue » : un homme qui avait volé un pain rue de Tournon près du Sénat et dont la vision est l’anticipation des « Misérables ».
Samedi 28 mars, il me fut donné de participer au vernissage de l’exposition consacrée à Maurice Genevoix au musée des Beaux-Arts d’Orléans et de voir ensuite un film très émouvant dans lequel l’auteur de « Ceux de 14 » parle de cette guerre qu’il fit, au cours de laquelle il faillit mourir, fut plusieurs fois blessé et vit tant de ses camarades tomber. Il tire de tant d’horreurs une forte philosophie. Il considère, après avoir vécu tout cela, que la vie est une chance sans pareille et que tout matin qui se lève est un moment de bonheur, quelles que soient les difficultés de la vie que l’« innommable » qu’il a vécu l’incite à relativiser.
Samedi soir, en hommage à Alain Malissard, l’association Guillaume-Budé, le centre chorégraphique national et le centre dramatique national d’Orléans avaient organisé au théâtre une lecture de textes de Cicéron. Des textes forts sur les scandales et les corruptions – et donc les corrupteurs – qui, à toute époque, pervertissent la vie sociale et politique. Textes anciens, textes actuels. La littérature nous permet de dialoguer avec ceux qui ne sont plus et ont encore beaucoup à nous dire.

Jean-Pierre Sueur

(1) Voir mes articles sur l'oeuvre de Charles Péguy et notamment sur « Ève »

>> (ré)écouter la conférence "Victor Hugo au Sénat"

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