J’éprouve parfois des sentiments mêlés à l’égard des livres publiés dans la collection des « Dictionnaires amoureux » et qui portent sur des sujets très divers et variés. Il arrive en effet que certains auteurs de la collection en profitent pour recycler nombre d’extraits ou de condensés de leurs œuvres antérieures, si bien que leurs Dictionnaires semblent en fait relever, de manière systématique, de la technique du « copié-collé ».

Je m’empresse d’écrire que ce que je viens d’évoquer ne s’applique nullement au Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse que publie Élisabeth Roudinesco (éditions Plon/Seuil) qui procède d’une toute autre démarche. Celle-ci propose en effet une œuvre originale par laquelle elle restitue une vie de recherche, de découvertes et de passions intellectuelles. C’est donc beaucoup plus qu’un « divertissement » pour « jours sombres »

(suite de la lettre électronique)

Je connais Élisabeth Roudinesco depuis l’épisode de l’« amendement Accoyer ». Cet amendement avait pour objet affirmé de définir les conditions d’exercice de la profession de psychothérapeute. Cet objet affirmé était à priori pleinement justifié. Mais au-delà de ce qui était dit, il y avait un inacceptable non-dit qui était, en fait, une volonté farouche de s’en prendre à la psychanalyse, de réduire sa place, sa portée, de la réduire au bénéfice d’un behaviorisme renaissant et de thérapies cognito-comportementales qui bafouaient par leur présupposés, leurs méthodes et leurs pratiques, tout ce que la psychanalyse avait apporté et continuait d’apporter. C’était un pan de notre culture qui était ainsi attaqué.

On le sait : la psychanalyse française ne manque pas d’écoles, d’obédiences et de chapelles. Avec Élisabeth Roudinesco et d’autres, un front commun se mit en place composé de praticiens, d’intellectuels, de politiques. Il y eut un moment d’unité, de trop courte durée sans doute s’agissant des psychanalystes, et de leur extrême pluralité, mais remarquable, nécessaire et qui permit de résister à l’offensive qui est malheureusement parvenue à ses fins dans certains pays, du moins en partie ou en grande partie – et qui nécessite toujours une vraie vigilance. L’œuvre de Sigmund Freud a encore et toujours aux yeux de certains pouvoirs en place et d’autorités de toutes sortes un fort goût de subversion.

Mais revenons au Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse.

Ce qui frappe, dans ce livre, c’est qu’alors qu’Élisabeth Roudinesco se définit avant tout comme une historienne, son livre porte surtout sur… la géographie, tout particulièrement sur les villes qui furent les foyers de la naissance et du développement de la psychanalyse.

Cet « amour des villes » m’a fait repenser au livre de Jean-Paul Dollé intitulé Fureurs de villes dans lequel celui-ci nous explique que, pour lui, l’Europe, ce sont d’abord les villes qu’il aime – creusets de vie, de révoltes, de culture et de civilisation.

Pareillement, Élisabeth Roudinesco, que je préfère citer longuement, explique que « de Vienne à Paris, de New York à Buenos Aires, de Budapest à Zurich, la psychanalyse est partout dans le monde un phénomène urbain. […] D’où le choix pour ce dictionnaire de privilégier les noms de villes aimées. J’aime les villes, j’aime les bruits de la ville, la foule, les cafés, les brasseries et donc j’aime que la psychanalyse soit partout implantée dans des villes, voire des mégapoles, où l’angoisse va de pair avec l’interrogation du sujet sur lui-même. Explorer son inconscient, c’est toujours se détacher de quelque chose, quitte à en conserver la trace dans l’inconscient : d’un territoire, d’une tribu, d’une famille et donc d’une souveraineté liée à la race, à la nation. C’est aussi rêver d’une ville ou même rêver une ville. […] Il y a plusieurs sortes de villes : de l’amour, de la mémoire, du regard, de la mort, des signes. Elles portent en elles les emblèmes les plus divers, des noms de femmes, d’animaux, de mythes. Les villes de la psychanalyse figurent toutes dans un atlas, mais elles forment aussi un catalogue infini de concepts qui ressemblent à un ailleurs […] : villes du Ça (Paris), du Surmoi (Londres), du meurtre du père (Vienne), du Moi (New York), de l’autoanalyse (Buenos Aires), de la bisexualité et du partage (Berlin), de la télépathie (Budapest), du multiculturalisme (Mexico), du désir (Rome), de la féminité (Göttingen), du rêve (Saint-Pétersbourg), etc. »

… Sinon, il est vain de vouloir résumer ce livre. On y apprend combien la psychanalyse fut persécutée : le nazisme considérait qu’elle était une « science juive » – et combien Freud fut injurié. On y lit que « ce qui est arrivé de pire à la psychanalyse à la fin du XXe siècle, c’est d’être devenue l’instrument d’une psychologisation de l’existence et de la politique. […] Plus aucune célébrité de la vie politique ne saurait échapper désormais au discours psychanalytique. […] Cela signifie que l’identification émotionnelle des chefs charismatiques est devenue plus importante que la confiance rationnelle accordée à des institutions représentatives. » On y croise la haute figure de Jacques Derrida et celle de Michel de Certeau. On y rencontre Julien Green et Georges Perec. On y trouve un inventaire des maximes et apories de Jacques Lacan, comme celle-ci : «  Le langage est la condition de l’inconscient »

Et je garde pour la fin cette perle : l’histoire de ce jeune homme norvégien, accusé d’avoir volé un livre de Freud, et qui fut condamné par le juge… à lire ce livre !

N’en doutons pas : ce dictionnaire est assurément amoureux.

Jean-Pierre Sueur