On le sait : nombre de dreyfusards ont considéré qu’Alfred Dreyfus, après sa réhabilitation, fut un personnage assez « falot » qui n’était pas « à la hauteur de son rôle. » C’est ce qu’ont pensé, et écrit, Georges Clémenceau, Charles Péguy, Anatole France… et bien d’autres, jusqu’à Léon Blum.
Le dessein du livre que vient de publier Georges Joumas, Alfred Dreyfus citoyen, aux éditions « Regain de lecture » est précisément de battre en brèche ces idées toutes faites en s’appuyant sur une documentation et des lettres qui étaient – et pour cause – ignorées de ceux que je viens de citer.
Alors que, suite à la décision de la Cour de cassation et aux votes des deux assemblées au Parlement, Alfred Dreyfus est enfin réhabilité en 1906, une nouvelle injustice apparaît, puisque les années 1894-1906 ne sont pas comptabilisées dans son ancienneté au sein de l’armée. Lui, polytechnicien, se trouve « traité comme un officier médiocre qui s’est laissé distancer par tous ses camarades de promotion », comme l’écrit Laurent Greislamer, cité par Georges Joumas.
Profondément blessé, Dreyfus demande à prendre sa retraite. Il écrit à la marquise Arnocati-Visconti (les nombreuses lettres, inédites jusqu’à très récemment, qu’il lui adresse sont essentielles pour le comprendre) : « La mesure qui devait être prise à mon égard est une mesure de justice et d’équité, je ne saurais en faire une question dépendante de la volonté aléatoire d’un ministre problématique. »
Revenu à la vie civile, on pourrait croire qu’Alfred Dreyfus jouirait enfin d’une certaine tranquillité. Il n’en est rien. Les attaques antisémites à son égard sont quotidiennes dans la presse « nationaliste ». Il est « le traître réhabilité. » Il reçoit des lettres de menaces et d’injures. Des agresseurs tentent de lui arracher sa Légion d’Honneur. Et lorsqu’il est décidé de transférer les centres d’Émile Zola – qui aura tant défendu Dreyfus – au Panthéon, l’Action française se déchaîne. Charles Maurras, nous dit Georges Joumas, s’en prend à « l’État-Dreyfus qui détruit tout » et déclare que les restes de Zola vont « souiller […] la crypte du Panthéon. » Le cercueil de Zola est transporté rue Soufflot sous les huées. Et c’est devant le Panthéon, au cours de la cérémonie, qu’on découvre qu’un projet d’assassinat a été ourdi contre Alfred Dreyfus. Deux balles sont tirées. Dreyfus en réchappe de peu. L’auteur des coups de feu, qui collabore à La France juive illustrée, Louis Gregori, se retrouve devant la justice. Le jury l’acquitte… et il sort du tribunal sous les cris de « A bas Dreyfus ! » et « Mort aux juifs. » Inlassablement, Alfred Dreyfus poursuivra sa bataille judiciaire et le combat contre une partie de la presse qui l’attaque sans relâche.
Il se tournera aussi vers l’action sociale, défendant la nécessité du syndicalisme, par des articles et des conférences, soutenant les salariés et les syndicats lors des grandes grèves de 1908 à 1910 et apportant son soutien à Jean Jaurès. Il s’engage dans l’affaire Ferrer, dans l’affaire Durand, comme dans l’affaire Aernoult-Rousset. Il combat les injustices – lui qui fut victime d’une injustice dont il vit encore chaque jour les séquelles. Il adhère à la Ligue des Droits de l’Homme dont il partage les combats.
Dans ces conditions, les accusations de Péguy dans Notre Jeunesse – « Investi héros malgré lui, investi victime malgré lui, investi martyr malgré lui, il fut indigne de cette triple investiture » – apparaissent totalement injustifiées. Et Georges Joumas a raison de citer Géraldi Leroy qui a écrit que la « totale abstention de Péguy vis-à-vis des grandes manifestations ouvrières telles qu’elles furent gérées par Clémenceau » fut « stupéfiante. » Et il ajoute : « Péguy ne fit aucune allusion au comportement archaïque qui avait envoyé Ferrer à la mort ; en faveur de Rousset […], Péguy n’a pas bougé ; même silence sur l’affaire Durand. »
Dreyfus s’engage aussi sur le terrain politique. Il défend la cause laïque, la représentation proportionnelle. Il s’oppose à la politique française au Maroc. Il marque son soutien constant à Émile Combes et à Jean Jaurès – même si, comme Péguy, il regrette les concessions que ce dernier fait à Gustave Hervé pour préserver l’unité des socialistes. Comme l’avait fait Jaurès dans l’Armée nouvelle, Dreyfus présente des positions réformatrices et novatrices – malheureusement sans suite – pour l’armée, qu’il rejoindra à 55 ans pour « faire son devoir » au cours de la Première Guerre mondiale.
Au total, il faut remercier Georges Joumas pour avoir à nouveau « réhabilité » Dreyfus, alors que des images fallacieuses s’étaient inscrites dans les esprits. Son œuvre d’historien était à cet égard, non seulement utile, mais de surcroît nécessaire.
Jean-Pierre Sueur
Alfred Dreyfus citoyen, éditions Regains de lecture, 18 €