Lors de mon intervention pour défendre la « question préalable » sur le projet de loi « asile et immigration », j’ai insisté sur l’inutilité de celle-ci, pointée par le Conseil d’État, alors qu’aucune évaluation n’a été faite de l’application des lois de 2015 et de 2016. J’ai surtout dit qu’on avait tort de ne pas prendre ce débat dans toutes ses dimensions. Les migrations seront une réalité sur toute la planète dans les décennies à venir. À nous de penser ce « nouveau monde ». Dans cette perspective, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’interview donnée par Marcel Gauchet dans le dernier numéro de L’Obs. Il faudrait tout citer. J’en reproduis deux extraits significatifs.

« Une crise, c'est un moment aigu dans des circonstances particulières. Ce à quoi nous assistons n'est, au contraire, que la poursuite d'une tendance de fond qui s'est amplifiée ces dernières années avec les migrations africaines et asiatiques notamment. Cette pression migratoire accrue n'est pas un accident, c’est un problème chronique structurel, un phénomène fondamental qui·va troubler l'horizon européen pendant des décennies, bien au-delà de la question ponctuelle de tel ou tel bateau de migrants qui ne trouve pas de port d'accueil.

Il faut regarder les choses en face : l'Europe représente un havre de paix, de prospérité et de protection sociale unique au monde, alors même qu'elle n'abrite que 7 % de la population mondiale. Nous ne sommes qu'un demi-milliard d'habitants et nous avons beaucoup plus que les autres. Il suffit de comparer une ville européenne et une ville qui pousse en Afrique ... À l'échelle globale, pour tout individu désireux d'améliorer son sort, la solution la plus sûre est de passer du côté de cet îlot privilégié. L'expression « appel d'air » recouvre donc au fond un phénomène très normal, très humain.

Certes, l'histoire de l'humanité est une histoire de migrations, mais elle s'est déroulée dans un espace très différent sur le plan démographique et politique. Le XXe siècle a vu la population globale plus que tripler et la planète achever de s’organiser en États-nations souverains qui ont leur mot à dire sur ce qui se passe sur leur territoire. Cela change tout. »

 

« La grande idée depuis des années est qu'on va tarir le problème à la source en aidant le Sud à se développer. Personne ne peut être contre sauf que ça ne répond absolument pas à la question posée. Stephen Smith établit cela dans son dernier livre (La Ruée vers l’Europe, chez Grasset, 2018) – dont la lecture devrait être obligatoire pour tous les responsables politiques. Dans un premier temps, le développement encourage les migrations car il crée un niveau minimal d'instruction et de richesse qui favorise les départs. Ce ne peut donc pas être une réponse aux défis que posent les déplacements humains ... À long terme, sans doute, nous serons tous riches (sourire). Mais nous en sommes loin.

C’est un nouveau défi. Au fond, c'est la question inverse du colonialisme qui nous est posée. Le colonialisme partait de l'idée d’une supériorité qui nous justifiait d'apporter la civilisation aux autres. Aujourd'hui, nous sommes devenus un objet d'attraction. Il nous faut répondre à l'affection démesurée que nous portent ces populations auxquelles on ne sait pas quoi dire. Ce n'est pas qu'un problème de décision politique. Cela réclame une doctrine de ce qui est possible, une redéfinition de l'équilibre entre le principe de liberté et celui de souveraineté populaire, entre la nécessité du collectif et celle des droits individuels. Qui plus est, la nouvelle donne migratoire nous oblige à redéfinir notre rapport au reste du monde. L'humanité se trouve face à une question de justice mondiale. Faut-il sacrifier nos privilèges, notre modèle social ? Ou les défendre ? C'est l'immense question qui se trouve devant nous, celle qui supplante la question sociale. En somme, c'est la même question, mais dans un cadre qui a changé : il ne s'agit plus de discuter de la redistribution à l'intérieur des frontières, mais à l'échelle du monde. »