Interview de Jean-Pierre SUEUR paru dans le quotidien Libération date du 26 juin 2003 à propos du projet de réforme des marchés publics. Jean-Pierre Sueur, sénateur socialiste et ex-maire d'Orléans, est en pointe dans la bataille de la réforme des marchés publics.

Le Premier ministre a récemment reculé sur la réforme des marchés publics, notamment s'agissant de la rédaction du décret préparé au ministère des Finances. Une concession suffisante ?

Il est positif que Jean-Pierre Raffarin ait désavoué Francis Mer. Du moins partiellement. Mais nous restons très vigilants. Car les propos du Premier ministre ne portent que sur le projet de décret et non sur les ordonnances. Or la loi d'habilitation qui permet au gouvernement de publier ces ordonnances est une porte grande ouverte pour développer la pratique de marchés de conception-réalisation, où la collectivité publique doit choisir pour son projet, en une seule fois, l'architecte, le constructeur, le financier, l'exploitant futur des services, dans le cas d'un hôpital ou d'une université par exemple. C'est quelque chose de très dangereux. Je ne comprends pas, après les lourdes dérives constatées dans les marchés publics d'Ile-de-France, avec les METP (1), que l'on recourt au même genre de dispositif. Dans ce genre d'usine à gaz, une commission d'appel d'offres ne peut pas isoler les éléments du choix. Il n'y a aucune transparence. En outre, ce système confus fait payer aux contribuables des sommes très lourdes, étalées dans le temps. Comme le clament les architectes et beaucoup de PME, seuls les grands groupes pourront répondre à des projets d'équipement comprenant toutes ces facettes. Le Sénat a amendé cette loi d'habilitation avec un article 6 qui proclame un «accès équitable» à ces marchés des architectes, artisans et PME. C'est un voeu pieux ! C'est comme si on me disait que je peux faire le Tour de France ! C'est la caricature de la participation chère à Pierre de Coubertin !

Revenons au projet de décret, qui fixe les seuils en deçà desquels la mise en concurrence est supprimée. Le Premier ministre propose une concertation parlementaire.

Le projet de décret est une véritable provocation. Le seuil pour les marchés des travaux est multiplié par 69 ! Il passe de 90 000 euros à 6,2 millions d'euros. Cela signifie que pour 98 % des marchés des collectivités locales et 95 % des marchés de l'Etat, il n'y a plus de concurrence. C'est tellement provocateur que si la concertation annoncée divisait ce seuil par deux ou par quatre, cela ne changerait rien. J'ai présidé moi-même une commission d'appel d'offres une fois par semaine, durant douze ans. Une vraie concurrence est nécessaire, y compris pour des marchés de petite taille : lorsque vous examinez la construction d'une salle des fêtes, l'extension d'une école, il y a plusieurs entreprises de peinture, de plomberie, de toiture... Les règles sont une protection pour les élus, car l'absence de procédure les place dans une situation impossible face aux entreprises non retenues. Il faut qu'il subsiste des critères. De plus, aujourd'hui, pour attribuer un marché, on doit se fonder sur plusieurs critères, dont celui du prix. Demain, d'après le projet de décret, un seul critère serait suffisant. On pourrait par exemple ne pas prendre en compte le prix...

Enfin, tout est fait pour éliminer, au cours de la procédure, les agents de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, ou les comptables publics, comme s'ils étaient des gêneurs. La philosophie globale de ce décret est hyperlibérale, mais sans accepter les règles strictes du jeu de la concurrence, en vigueur, par exemple, aux Etats-Unis. L'article 26 de ce décret prévoit que les marchés peuvent être passés «sans formalités préalables», et «selon des modalités que la personne responsable du marché détermine» en dessous du fameux seuil. On instaure l'inégalité territoriale. Il faut lire l'interview, vraiment remarquable, de Jérôme Grand d'Esnon (2), parue au lendemain du signe d'ouverture du Premier ministre. D'abord, selon lui, il n'y a pas d'ajournement du décret... Citons-le : «Jusqu'à présent, qui disait achat dans le secteur public disait respect des procédures. La réforme a pour objet de changer la donne en posant comme principe fondamental que la garantie d'un bon achat repose sur la capacité des acheteurs à bien négocier.» Donc, la philosophie de son discours, c'est que moins il y a de règles et de procédures, meilleure sera la qualité de l'achat ! Cette déréglementation généralisée est une imposture totale, une porte ouverte au clientélisme, aux arrangements et finalement à la corruption.

Qu'espérez-vous du recours constitutionnel déposé par votre groupe contre la loi d'habilitation ?

Pour nous, ce qui est crucial c'est non seulement le décret, mais les ordonnances qui devraient généraliser le système «METP-nouvelle manière» à l'ensemble de la commande publique. Or nous voulons défendre l'égal accès de tous les architectes et de toutes les entreprises aux marchés. Exemple : nous avons construit à Orléans un magnifique pont sur la Loire, conçu par l'architecte Santiago Calatrava. Il y a eu un important concours d'architecture, et nous avons choisi dans un second temps les entreprises. Avec le système envisagé, nous n'aurions peut-être pas pu choisir l'architecture remarquable de ce pont. D'une façon générale, la loi est en train de devenir une non-loi. Si les choses restent en l'état, on ouvre un boulevard à la corruption.

(1) Marché de travaux et de maintenance, passé sur dix ans.
(2) Directeur des affaires juridiques du ministère des Finances. Interview parue sur localmundi