Article de Jean-Pierre SUEUR publiée dans la Tribune du 3 juillet 2003 « Le texte actuel ne me convient pas » : cette déclaration du Premier ministre, Jean-Pierre RAFFARIN , au sujet de l’avant projet de décret sur les marchés publics, publié par M. Francis MER, pourrait a priori rassurer ceux qui s’étaient légitimement inquiétés de voir publier un texte dont l’effet était de réduire à une portion extrêmement congrue le champ de la vraie concurrence dans les procédures d’attribution de commandes publiques.

Il faut, cependant, redoubler de vigilance parce que l’on ne peut exclure que les modifications apportées au projet de décret restent limitées. C’est du moins ce que semble penser son principal auteur, M. J. GRAND D’ESNON, dans une interview récente .

Or, le « seuil » à partir duquel le projet de décret prévoit l’obligation d’une « procédure formalisée de mise en concurrence » est évidemment provocateur. Ce seuil est, en effet, fixé à 6,2 millions d’euros, ce qui correspond à 69 fois le seuil actuel, qui est de 90 000 euros ! Dans ces conditions, il est clair que diviser ce projet de seuil par 2, 4 ou 8 ne règlerait pas le problème posé. Une concurrence formalisée par des règles précises est, quel que soit le montant du marché, une garantie – la seule garantie – d’équité et d’impartialité. Jean-Marie BOCKEL, président de l’Association des Maires de Grandes Villes, l’a justement rappelé : « Simplification ne doit pas vouloir dire absence de règles. La réalité juridique nous a d’ailleurs appris qu’être en deçà d’un certain seuil ne permettait pas de faire ce qu’on voulait. Les contentieux portant sur des marchés inférieurs à l’actuel seuil de 90 000 euros HT n’ont pas manqué de le rappeler. » Très concrètement, dans une ville petite ou moyenne, il y a toujours plusieurs entreprises de gros œuvre, de menuiserie, d’électricité ou de peinture pour réaliser une salle polyvalente ou un local sportif. Et le choix souverain de l’élu en charge, sans nécessité d’une « procédure formalisée de mise en concurrence » serait, contrairement à ce que semblent croire les auteurs du projet de décret, l’objet de vives contestations. C’est la loi et la règle qui, en l’espèce, protègent contre le clientélisme, le favoritisme et les rentes de situation. Et la philosophie du projet de décret, en vertu de laquelle les élus sont invités à faire leur propre loi est lourde de toutes sortes de dérives. Il ne s’agit pas seulement là d’une intention générale : le texte du projet de décret est, dans son article 26, tout à fait explicite : « Les marchés sans formalités préalables sont passés selon des modalités que la personne responsable du marché détermine en les adaptant au montant et à l’objet des travaux ». Cette conception d’une règle à la carte et à géométrie variable serait naturellement contraire au principe d’égalité et source de très nombreux contentieux.

On voit donc qu’il ne suffirait pas de réduire, même sensiblement, le seuil pour régler les problèmes. C’est l’économie d’ensemble du texte qui doit être profondément revue. De même, on voit mal comment pourrait perdurer cette autre provocation que constitue le fait que les marchés pourraient être attribués au vu d’un seul critère de jugement (et donc sans prise en compte du prix de la prestation !). On sait bien qu’une attribution de marché sérieuse ne peut se faire que sur la base d’une pluralité de critères, dûment hiérarchisés (et qui sont publiés en toute transparence, dès l’origine de la procédure). C’est la seule manière de donner à la notion de « mieux disant » tout son sens.

Ajoutons que les « gardes fou » récemment annoncés par le ministère des Finances n’apportent aucune assurance sur le fond. Ce n’est pas parce qu’une décision est publiée (comme c’est le cas aujourd’hui) que cela garantit qu’elle aura été prise après une mise en concurrence sérieuse. Et le contrôle de légalité des préfets ne pourra que constater la mise en application d’un décret dont les fondements sont précisément l’objet d’une large contestation.

Au total, le projet de décret met à mal tout l’édifice de la concurrence pour les marchés publics. Si des simplifications sont souhaitables, il est essentiel qu’elles ne portent pas atteinte à ce qui fonde aujourd’hui la transparence, l’équité et la moralité dans l’attribution de ces marchés publics.

De simples amodiations au dispositif proposé ne suffiront donc pas. C’est le dispositif lui-même qui doit être entièrement revu. Et c’est pourquoi, en dépit des propos du Premier ministre, la vigilance est nécessaire.