Interview de Jean-Pierre SUEUR à la revue trimestrielle ANTICOR, éditée par l'association du même nom, et constituée d'élus républicains de gauche et de droite, opposés à la corruption et qui souhaitent réhabiliter la politique. ANTICOR. Vous avez vivement réagi à l’annonce de l’intention du Gouvernement de réformer le Code des marchés publics. En quoi celle-ci représente-t-elle un risque d’aggravation de la corruption ?

Jean-Pierre SUEUR. Le projet de décret réformant le Code des marchés Publics était très dangereux. Il supprimait toute mise en concurrence réelle pour la grande majorité des marchés passés par les collectivités locales et par l’Etat. Il relevait, en effet, le seuil à partir duquel une mise en concurrence formelle était nécessaire de 90 000 Euros à 6,2 millions d’Euros ! C’est à dire que 95 % des marchés des collectivités locales échappaient à cette mise en concurrence. Il était prévu, de surcroît, que même lorsqu’une mise en concurrence était obligatoire, le choix pouvait être fait sur la base d’un seul critère, c’est à dire qu’on pouvait ne pas prendre en compte le prix ! Je n’ai pas hésité à écrire qu’avec de telles dispositions « la machine à corruption étaient en marche ». C’était la généralisation du gré à gré … et de toutes les dérives. On a dit que l’inspiration de ce décret était hyper libérale. C’est sans doute vrai, encore que les adeptes du libéralisme sont, en général, attachés à ce que les règles de la concurrence soient claires ! Ce projet de décret a provoqué un tollé. M. Raffarin a pris explicitement ses distances avec lui. Il y a eu deux réunions de concertation entre M. Mer et des parlementaires qui ont permis d’aboutir à un texte beaucoup plus raisonnable puisque le seuil au-dessus duquel une mise en concurrence est nécessaire est finalement passé de 6,2 millions d’Euros à 240 000 Euros et que la possibilité de choix sur un critère unique (donc sans prise en compte du prix) a disparu. Nous avons donc eu raison de nous battre.

ANTICOR. Le danger vous semble-t-il écarté après le premier recul du Gouvernement ?
Il faut rester vigilant. En effet, le décret sur les marchés publics n’est qu’un des volets de la réforme. Le second est une ordonnance, en préparation, pour la publication de laquelle le Gouvernement a été habilité par la loi sur la simplification administrative, relative aux « PPP » (Partenariat Public-Privé), nouveau nom des anciens « METP » (Marchés d’Entreprises de Travaux Publics), qui ont entraîné les dérives que l’on sait dans la région Ile-de-France. Tel que le projet de loi d’habilitation était rédigé, on aboutissait à une forte extension de cette procédure. Or, celle-ci n’est pas saine. Il s’agit, pour un grand projet (par exemple, un hôpital, un lycée, un collège, …) de faire un seul marché portant à la fois sur la conception de l’équipement (donc l’architecture), la réalisation, le financement, l’exploitation, la maintenance, l’entretien, etc. On voit facilement qu’avec une telle procédure, seuls quelques « grands groupes » peuvent répondre. Les architectes leur sont subordonnés. Et les entreprises sous-traitantes doivent passer sous les « fourches caudines » de ces grands groupes. Avec de tels marchés globaux, les jurys qui doivent sélectionner le candidat retenu ne peuvent plus choisir l’architecte, ni le banquier, ni l’exploitant, indépendamment du constructeur. Il n’y a plus d’allotissement : on n’a plus la possibilité pour chaque fonction, pour chaque « métier », de choisir le mieux disant. C’est pourquoi, ce dispositif a suscité de vives réactions de la part des architectes comme des PME, des artisans, et, bien sûr, de nombreux élus. Le groupe socialiste du Sénat a saisi le Conseil Constitutionnel. Dans sa décision, celui-ci a sensiblement restreint le possible recours aux « PPP ». Mais, il nous faut rester vigilants. Je n’ai pas vu le projet d’ordonnance. M. Mer avait donné son accord pour une concertation à ce sujet. Celle-ci n’a pas eu lieu, à ce jour. Il faudra regarder le texte de très près. Il faut aussi veiller à ce que la liste des constructions publiques possibles sans appel d’offre « pour cause d’urgence » (comme les commissariats de police, les gendarmeries, des bâtiments relevant du ministère de la Justice, depuis les récentes lois présentées par MM. SARKOZY et PERBEN) ne s’étende pas, au fil des projets de loi successivement adoptés, car c’est un autre moyen de « contourner » la mise en concurrence.
ANTICOR. Aux dernières élections présidentielles le vote extrême (gauche et droite) a progressé. Beaucoup d’électeurs sondés par IPSOS au lendemain de cette élection avouent que la question des « affaires » politico-judiciaires conduit au discrédit de la politique et au rejet des partis républicains. Comment ceux là peuvent-ils regagner leur confiance ?
Jean-Pierre SUEUR. Ma réponse est simple. Les « affaires » ont fait beaucoup de mal à notre démocratie. Souvenons-nous que jusqu’à une période relativement récente, il n’y avait pas de dispositions légales concernant le financement des partis politiques et des campagnes électorales (qui étaient de plus en plus coûteuses !). On doit au Gouvernement de Michel Rocard d’avoir, le premier, fait voter une loi sur ces matières. Depuis, plusieurs lois et textes réglementaires ont précisé les choses, dans le détail. Ces textes doivent désormais être appliqués strictement et avec une grande rigueur. Les sanctions prévues en cas de non-application sont lourdes. Il faut la même rigueur pour les marchés publics. C’est pourquoi les projets dont j’ai parlé précédemment étaient très dangereux. Pour lutter contre la corruption, il faut des règles claires, des procédures précises et une grande vigilance dans leur application. Cela suppose qu’on s’en donne tous les moyens.

ANTICOR. Devant l’impression qu’ils seraient « tous pourris » ne serions-nous pas « tous complices » (acteurs et observateurs de la vie politique et de la démocratie). En clair, comment concilier devoir d’informer, nécessité de rendre justice, et choix « éclairé » de nos concitoyens ?
Jean-Pierre SUEUR. Non, nous ne sommes pas tous complices. Chacun est responsable de ses actes et de ses choix. Le rôle des observateurs de la vie politique et de ceux qui en rendent compte est, à cet égard, essentiel. Les logiques d’amalgame sont délétères. Il n’est pas acceptable d’imputer à tous les élus les errements de certains. Et ces errements doivent être sanctionnés. La réponse à votre question est chez Montesquieu. Elle est dans la séparation des pouvoirs. Et dans l’exercice effectif par chacun des missions qui sont les siennes.


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