Intervention de Jean-Pierre SUEUR lors de la table ronde finale.
Presses Universitaires de France - Université de Rouen - Bernard GARDIN, Jean-Baptiste MARCELLESI, GRECO - tome II - 1980 Quelques mots à propos de ce qui a été dit mardi soir, non dans l'atelier de Pierre Bourdieu, mais dans celui qui a fonctionné parallèlement. Plusieurs ont insisté ce soir-là sur le fait que la sociolinguistique, telle qu'elle apparaissait au cours du colloque, n'était pas tant un domaine qu'une série de problèmes. Ces problèmes s'appellent : pouvoir, orthographe, norme, région, école : c'est dire qu'il s'agit là de problèmes politiques, profondément politiques.
En second lieu, il y a sans doute un consensus chez beaucoup d'entre nous pour considérer que l'expression : « linguistique sociale » constitue un pléonasme : il n'y a de linguistique que sociale, je pense que cela nous a conduit, dans les dix dernières années, à une nouvelle appréhension du « corpus » ou de la « linguistique du corpus » : je crois que l'on peut dire également qu'il n'y a de linguistique que du corpus. Quand on affirmait, naguère, « ne pas faire de linguistique du corpus », il s'agissait là d'une illusion. En fait, on se construisait un corpus, ou bien on projetait l'image qu'on se faisait d'un corpus sur quelques exemples. Dire que le modèle (ou l'axiome) de base de la description linguistique, c'est la phrase canonique comportant un syntagme nominal et un syntagme verbal, c'est probablement faire une affirmation qui n'est fondée que sur des considérations de fréquence. C'est faire une affirmation qui n'a pas d'autre justification que l'intuition selon laquelle cette structure est la plus fréquente (même si on ne fait aucune mesure) dans le type de langue (un certain type de langue écrite appelée « langue standard ») qu'on s'est donné - ou construit - comme objet d'étude. Autrement dit. ce type de linguistique aussi procède de corpus - sans lesquels il n'y a pas de sens à parler de fréquence -, même si on a l'illusion de leur inexistence. Et si la démarche est en réalité inverse, puisque c'est à partir du modèle qu'on s'est donné au départ qu'on construit les exemples, et qu'on induit donc nécessairement un certan type de corpus, ce modèle de départ n'est lui-même que la projection des fréquences et des récurrences qui semblent dominantes dans le ou les corpus - et le corpus et le modèle peuvent très bien fonctionner l'un par rapport à l'autre comme des artefacts.
Enfin, je voudrais revenir sur les communications de mardi après-midi, qui me paraissent montrer qu'une certaine sociolinguistique - ou une certaine linguistique - présentées ici aboutissaient en fait, sous des modalités diverses, à une exclusion du social, même si celui-ci est fort présent dans le discours tenu. J'en prendrai deux exemples. D'abord, la communicaton de Bernard Laks qui a décrit avec un grand luxe de précisions et beaucoup de détails une situation sociale donnée. C'était un travail sociologique tout a fait remarquable. Mais nous avons été un certain nombre à être frustrés par le décalage qu'il y avait entre cette description extrêmement précise et complexe, et ce qui était dit par ailleurs du problème du [R], Et nous avons eu le sentiement qu'un certain nombre de maillons manquaient. On peut poser le problème - et là je reviens à l'intervention de Christiane Marcellesi - en termes de covariance. en termes de causalité, en termes d'inscription du social dans le corpus, ou plutôt dans le discours, etc. Mais toujours est-il qu'il y a un certain nombre de maillons dans lesquels s'inscrit le social, et qui étaient comme occultés. Second exemple : l'intervention de Gilles Fauconnier, qui a tenu un discours fort passionnant sur les promesses, les baptêmes et la communication (au singulier). Mais j'ai eu constamment le sentiment qu'on se mouvait dans un univers intemporel, lisse, homogène et sans contradiction... et que le terme « social », fréquemment employé, ne l'était qu'à titre de compensation. Car même si les procédures sont, à un certain niveau, utiles et pertinentes, la description aboutit en fait à une évacuation du social - qu'il soit considéré sous l'angle de la covariance ou de diverses formes de causalité.
Thème : Divers