Mon collègue et ami, Éric Kerrouche, sénateur ces Landes, et Élodie Lavignotte, docteure en sciences politiques, viennent de publier aux éditions Berger-Levrault un livre intitulé Profession élu.e local.e qui est une analyse scientifique, lucide et réaliste – que je crois être sans précédent – des conditions dans lesquelles les élus locaux exercent aujourd’hui leur mandat en France, et que je me permets de signaler tout particulièrement.

Le titre du livre peut apparaître, de prime abord, comme une provocation : le mot « profession » vient en effet contredire ce que nos auteurs appellent « la conception classique de l’élu local, bénévole et amateur. » Ils ajoutent, de surcroît : « S’il a été consacré par la Charte européenne de l’autonomie locale en 1985, le droit à la rémunération des élus n’en continue pas moins à faire l’objet de nombreuses réserves. »

Et c’est vrai qu’il existe depuis longtemps un quasi consensus sur le fait que les fonctions électives locales ne doivent pas être exercées par des « professionnels » dont ce serait la seule activité, le seul emploi. Et il y a de bonnes raisons à cela : ainsi, il apparaît précieux que le conseil municipal soit composé de citoyennes et de citoyens exerçant toutes sortes d’activités professionnelles, qu’il rassemble des actifs et des retraités, des élus de toutes origines sociales et de tous les âges. Et il y a, pareillement, un consensus pour que certains de ceux-ci, exerçant une fonction exécutive particulièrement prenante, perçoivent une « indemnité » qui n’est pas un « salaire », mais une sorte de dédommagement – d’ailleurs très partiel – pour le temps consacré à l’exercice du mandat et des frais engagés.

Éric Kerrouche et Élodie Lavignotte expliquent bien, d’ailleurs, que l’ampleur de la tâche de ces derniers élus n’est pas forcément proportionnelle à la taille de la commune. Ils citent cet élu d’une commune de moins de mille habitants qui déclare, lors d’une consultation effectuée par le Sénat : « Un maire d’une petite commune a, à mon avis, beaucoup plus de travail qu’un maire d’une grande commune qui a lui [des] agents autour de lui pour le seconder. Moi, si la cantinière est absente, je prépare les repas de la cantine, je dois faire le ramassage certaines fois, je fais la distribution de l’eau en cas de restriction. »

Devant cet état de choses, il est un discours rituel que j’ai entendu des centaines de fois, voire davantage, au Sénat et ailleurs : « Il faut un VRAI statut de l’élu local. » Or, pour ma part, je n’ai jamais cru à l’apparition d’un texte magique et exhaustif qui surviendrait enfin et qui réglerait tout. Non : c’est peu à peu, étape par étape, que ce « statut » s’est construit, se construit et continuera à se construire. Éric Kerrouche et Élodie Lavignotte dressent d’ailleurs la liste impressionnante des textes de loi qui y ont d’ores et déjà largement contribué.

Et puisqu’ils citent la loi du 3 février 1992 relative aux conditions d’exercice des mandats locaux que j’ai préparée puis défendue devant le Parlement alors que j’étais secrétaire d’État aux collectivités locales, qu’il me soit permis d’y revenir succinctement pour rappeler que ce texte présentait déjà un ensemble assez complet de dispositions incluant une revalorisation des indemnités des élus, la création d’un régime de retraite (alors que le gouvernement de l’époque défendait ardemment le principe de la retraite par répartition, j’ai regretté que le régime fût – suite aux arbitrages interministériels – un système par capitalisation, mais peut-être est-il difficile de faire autrement) , ainsi que, pour la première fois, l’instauration d’un droit à la formation des élus. Celui-ci vient d’ailleurs d’être complété par la récente loi dite « engagement et proximité ». Je regrette, d’ailleurs, que, comme le notent Éric Kerrouche et Élodie Lavignotte, ce droit à la formation s’exerce dans les mêmes conditions que l’ensemble la formation permanente dans notre pays : « Ce sont les élus les plus expérimentés qui se forment le plus et, de surcroît, ceux qui sont élus dans les grandes villes et à la retraite. » J’ajouterai un autre regret : j’aurais souhaité que ces formations fussent assurées par des instances publiques (universités ; GRETA, etc.) au lieu de quoi chaque parti a créé son organisme de formation. Ces derniers doivent être agréés, mais par définition – ce n’est pas un reproche ! – ils ne peuvent pas toujours se prévaloir de la même indépendance scientifique et pédagogique que les instances publiques précitées.

Mais revenons à cette question du statut et des conditions concrètes dans lesquelles s’exercent les mandats locaux.

S’appuyant notamment sur les enquêtes du Sénat, Éric Kerrouche et Élodie Lavignotte dressent un tableau du nombre d’heures consacrées par chaque type d’élu, à l’exercice de son mandat. Et là, les chiffres interrogent forcément. Le livre comprend beaucoup de statistiques. Mais je me limiterai à un seul pourcentage, qui me paraît très significatif : plus de 80 % des maires des villes de plus de dix mille habitants consacrent au moins trente-cinq heures à l’exercice de leur mandat ! C’est-à-dire qu’ils y consacrent un temps plein !

Nos auteurs concluent que le statu quo est impossible. Ils reprennent des propositions faites naguère (et jadis !) par Marcel Debarge et Pierre Mauroy et qui n’ont pas été retenues. Ils analysent la sociologie des élus (qui est bien différente de celle de la population), les conditions d’accès à ces fonctions. Ils évoquent : la mise en œuvre d’indemnités plus réalistes, adaptées aux « intermittents de la démocratie » que sont devenus certains élus locaux ; une inscription de la « trajectoire élective dans la trajectoire professionnelle » au-delà des autorisations d’absence, du droit à la réintégration, etc. ; l’acceptation du « coût irréductible de la démocratie » ; et enfin la limitation des mandats dans le temps pour « revivifier une démocratie locale qui en a grand besoin. »

Le grand mérite de ce livre est de dire clairement la réalité, au-delà des discours convenus, de présenter des pistes concrètes afin de compléter – encore ! – ce qu’on appelle « statut de l’élu » et de susciter de salutaires réflexions en cette période d’élections municipales.

Jean-Pierre Sueur