Ce que nous vivons est au sens propre du terme une catastrophe, c’est-à-dire un renversement, selon l’origine grecque du mot.
Nous renouons avec des catastrophes similaires qui ont marqué l’histoire de l’humanité depuis de très nombreux siècles. La différence est que celles-ci étaient souvent limitées à quelques pays ou à un continent. Aujourd’hui, la catastrophe est mondiale.
Si bien que le président de la République vient d’annoncer des dispositions qui apparaissaient impensables, inimaginables il y a quelques mois ou quelques semaines.
Et, de moins en moins, il apparaît qu’il s’agit d’un événement de courte durée dont après une phase de déconfinement, une autre dite de « relance », et quelques aménagements, nous ressortirons indemnes, avec une société semblable à celle que nous avons connue avant. Déjà, les réformes annoncées avec la fermeté que l’on sait ont volé en éclats. Mais il y aura plus, beaucoup plus.
Il pourrait paraître inopportun, ou prématuré, d’évoquer déjà, ainsi que je le fais, ce qui viendra après. Nul doute, en effet qu’il faut d’abord – toujours et encore – tout faire pour guérir du mal, aider et accompagner les soignants et toutes celles et tous ceux – dans des métiers les plus divers – qui nous permettent de vivre au quotidien, font preuve d’abnégation et de ténacité pour tenir bon dans ce confinement (en sachant bien que même si ce confinement n’est pas facile, celui-ci est plus aisé, ou moins malaisé, pour les uns que pour les autres – et que, de toute façon , il serait indécent de se plaindre quand on fait partie de ceux qui ne sont pas exposés par rapport à ceux, que je viens d’évoquer, qui le sont, jusqu’aux limites de la fatigue et au-delà) et préparer sérieusement le déconfinement, ce qui demandera certainement plus de rigueur et de temps qu’on a pu le croire.
Mais il est permis de réfléchir à l’après. Je pense même que c’est nécessaire. J’ai souvent remarqué que lorsque dans la vie politique, on parlait d’une « parenthèse », cela se révélait bien souvent après coup comme une appellation mensongère. On sait toujours quand la parenthèse s’ouvre. On ne voit jamais quand elle se ferme. Et donc, il est impossible d’imaginer que tout redeviendra « comme avant ». Disons même qu’outre le fait que ce ne serait pas possible, ce ne serait pas non plus souhaitable.
Car d’abord, ce confinement vient prouver par la force de la réalité à ceux qui en douteraient le poids de certaines évidences.
Quand on a la chance – c’en est une ! – d’avoir un jardin, on entend chaque jour davantage les oiseaux chanter ; on les voit dans un air plus pur, transparent, diaphane. C’est un vrai printemps. Et c’est un magnifique plaidoyer – le plus fort ! – pour décider enfin de lutter efficacement contre toutes les pollutions et pour que les activités humaines soient plus respectueuses de l’environnement.
Quand on mesure, en centaines de milliards, et peut-être en milliers de milliards, le coût, non pas de la crise (une crise est passagère), mais de la catastrophe, on voit à l’œil nu qu’il en faudra des « lois de finances rectificatives » – et qu’il ne suffira pas, tant s’en faut, de rectifier : il faudra tout revoir ! Impossible, pour faire face, de garder d’innombrables situations de privilège financier. Impossible de continuer à prélever autant pour la rente au détriment des salaires. Impossible de laisser le capitalisme financier décider du sort des entreprises. Impossible de maintenir l’abolition de l’impôt sur la fortune. Impossible de se dispenser d’une réforme fiscale qui sera d’une ampleur jamais connue. Impossible de considérer, dans l’univers de la consommation, que tout se vaut, même si ce qui est inutile ou moins utile rapporte plus que ce qui est nécessaire. Et en même temps : impossible de méconnaitre le rôle de l’État et des pouvoirs publics. Mais impossible de croire qu’ils pourront être les seuls acteurs du changement. Impossible de ne pas encourager l’esprit d’initiative des citoyens, des collectivités, des associations. Impossible de ne pas, davantage encore, jouer la carte d’une plus forte décentralisation.
Et puis, il y a les constats que nous faisons devant les incertitudes qui apparaissent depuis plusieurs semaines quant à la fourniture des masques, vaccins, respirateurs, surblouses, gel, etc.
Rien de cela ne relève d’une technologie hors de portée d’un pays comme la France. Rien. Et pourtant quel spectacle que de voir cette loi de la jungle, ces ventes aux enchères frelatées, ces trafics, ces concurrences… Chacun mesure aujourd’hui les conséquences de la « division internationale du travail » prônée naguère par de bons esprits. J’entends encore ce grand dirigeant du secteur de l’automobile nous expliquer qu’il fallait devenir, en France, des « concepteurs » d’automobiles, la construction étant renvoyée ailleurs. À nous le concept, aux autres la production ! On voit le résultat, qu’il s’agisse de simples masques, mais aussi de l’industrie pharmaceutique, de l’automobile, du numérique et de tant d’autres domaines…
Il faut donc – on le dit beaucoup, et on l’entend beaucoup, soudainement – « réindustrialiser » la France – et, bien sûr, l’Europe, car c’est indissociable. Oui, mais comment ? Cela, on ne le dit pas. Or la réponse est tout sauf simple. Tant que le différentiel des salaires sera ce qu’il est avec les pays asiatiques, notamment, les mêmes causes risqueront de produire les mêmes effets – sauf si, là encore, on a le courage de tout changer, en matière de rémunérations, de salaires et pour ce qui est de l’implication de la puissance publique aux côtés des acteurs privés, des régions et des autres collectivités locales.
Et je n’aborde ici que certains sujets, de peur d’être trop long… Mais, n’en doutons pas, nous aurons l’occasion d’y revenir.
Ma conclusion est claire : cette catastrophe appelle une vraie révolution !
Comme l’écrivait Péguy, « une révolution n’est vraiment et pleinement révolutionnaire et ne réussit comme révolution que si elle atteint comme d’un coup de sonde, que si elle fait surgir et sourdre une humanité plus profonde que l’humanité de la tradition, à qui elle s’oppose. »
Jean-Pierre Sueur