Le premier jour du confinement, j’eus une étrange impression en découvrant un emploi du temps sinon vierge – le travail n’a jamais manqué –, du moins exempt de toute réunion, pour ce jour-là et les jours suivants.
L’habitude est tellement ancrée de voir – pour ne parler que de ce que je connais – les députés et sénateurs, pour ne pas parler des ministres, passer leurs journées en réunions, les unes et les autres s’enchaînant du matin au soir, que ma première impression fut de trouver étrange de rompre soudainement avec la surabondance des réunions. J’ai trouvé cela étrange, mais aussi salutaire.
Il est bien sûr, des réunions utiles et nécessaires, la vérité est qu’elles sont loin de l’être toutes.
J’avais naguère écrit un ouvrage resté manuscrit qui racontait la vie du secrétaire général d’une préfecture qui présidait toute la journée les innombrables commissions consultatives qui existent dans notre République, où l’on retrouve souvent les mêmes, c’est-à-dire ceux qui peuvent se libérer à toutes les heures du jour pour participer à ces travaux, et dont il finit par comprendre qu’ils représentaient en définitive fort peu ou fort mal les forces vives de la nation ou de la population dont chacun se prévaut.
C’est une idée très répandue que lorsque vingt personnes, ou trente, participent durant deux heures à une réunion – qui décidera forcément de l’organisation d’une réunion suivante –, cela est plus « productif », plus efficace, que si chacune de ces vingt ou trente personnes se fût retrouvée seule, vraiment seule, durant les mêmes deux heures, sans téléphone, devant une feuille blanche, ou sans, attachée à réfléchir aux mêmes sujets, à les analyser et à trouver des solutions inédites.
Je connais des jeunes ou de moins jeunes continuellement saturés par l’emprise des réseaux dits sociaux et par le zapping permanent qui se trouveraient dans un état de panique si on leur demandait de faire quatre, six ou sept heures durant une dissertation sur un sujet littéraire, philosophique ou autre. J’ai d’ailleurs tort d’employer le conditionnel. J’en vois qui paniquent vraiment lorsque cela leur est proposé, à la faveur d’un examen ou d’un concours.
François Mitterrand m’a un jour dit que plus le temps passait, plus il supprimait des réunions dans son emploi du temps. Lors de la fin de son second septennat, il n’y avait plus guère que le conseil des ministres et le conseil de défense. Il voulait, coûte que coûte, préserver le temps de la réflexion, le temps de vivre, de lire et d’écrire.
Je me souviens que dans l’ultime phase d’une campagne électorale décisive, alors que tout s’agitait et bruissait autour de lui, il lisait dans un avion un livre de Julien Gracq intitulé Lettrines.
… Mais la manie, le rite ou la religion de la réunion sont tellement inscrits dans nos mœurs qu’il fallut bien vite trouver un subterfuge… Et peu à peu, les « visioconférences » prirent la place des réunions disparues. Il fallut s’y habituer, se souvenir des codes toujours changeants, naviguer entre IPhone, IPad et ordinateurs, demander quatre fois si l’on entendait bien, s’habituer à couper constamment le micro pour éviter la cacophonie, retrouver des caméras perdues, entendre des crachotements, se perdre en conjonctures…
Mais je dois convenir que, malgré tout, cela eut du bon. En effet, nombre de réunions en présentiel – comme on s’est mis à dire, ce nouveau vocable fleurissant désormais partout – sont plus pagailleuses qu’on veut bien le dire. Les apartés s’y multiplient. L’orateur voit ses propos mêlés à un brouhaha constant où ils s’évanouissent et se perdent parfois. Avec la visioconférence, c’est très différent, puisque le système ne fonctionne que si une personne et une seule parle à la fois. Cela peut avoir de bons effets démocratiques. Le plus modeste occupe autant l’écran et bénéficie (théoriquement) de la même écoute que le grand leader…
… Ceci étant dit, l’enchaînement des visioconférences et autres audioconférences peut aussi, à la fin du jour, et même dès son milieu, voire auparavant, être très fatigant. Je ne suis pas sûr que l’être humain soit fait pour passer sa vie devant un écran. J’écris cela pour tous ceux qui sont devenus les irrépressibles zélateurs du télétravail.
Et je suis persuadé que d’une manière ou d’une autre, il est salutaire – ce confinement non recherché nous en fournit l’occasion – de se donner, de nous donner le temps de la vie, le temps de la respiration, de la médiation et de la réflexion.
… Pour penser, par exemple, que nous étions des milliards – plus de la moitié de l’humanité – à vivre le même confinement du fait du même microbe. C’est un événement sans précédent, unique dans l’histoire. Il y a – heureusement – tant de différences entre les êtres humains et les nations qui habitent cette planète que nous oublions parfois à quel point nous sommes tous dans le même vaisseau.
Il faut bien sûr revoir la répartition mondiale du travail. Nous l’avons assez dit et entendu. Il reste à le faire. Mais c’est une erreur que de croire que chacun pourra le faire dans son coin, et que la somme des décisions souverainistes et protectionnistes produira, comme par miracle, le bien commun.
Les bâtisseurs d’espoir sont ceux qui jettent des ponts et œuvrent pour l’humaine fraternité.
… Ceux-là sont souvent pétris de culture. D’une culture ouverte – sans quoi ce ne serait pas une culture.
Nous avons eu ces derniers temps la chance de retrouver la littérature. C’est extraordinaire de penser que chacun d’entre nous peut dialoguer avec Homère, Racine, Hugo et d’autres, disparus, et pourtant incroyablement vivants.
Ainsi ai-je retrouvé Gustave Flaubert, que j’avais trop longtemps délaissé. Quel délice, quel bonheur que de savourer chacune de ses phrases, qu’il faisait passer à l’épreuve de ce qu’il appelait le « gueuloir ». Il fallait que chaque phrase fût ciselée, que chaque mot tombât juste, que la réalité s’offrît, quelle qu’elle fût, dans sa plénitude. « Les phrases mal écrites – écrivait-il – ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements de cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie. » Oui, il faut lire Flaubert pour comprendre que, chez lui, le réalisme ne se départit pas, tout au contraire, d’une singulière poésie.
Jean-Pierre Sueur