Mes pensées vont d’abord au peuple tunisien. Aux jeunes Tunisiens et à tous ceux, de toutes les générations, qui ont réussi, avec leurs mains nues, à mettre fin à un régime qui, durant vingt-trois ans, a bâillonné la liberté d’expression, contraint les opposants au silence ou à l’exil et a annihilé la démocratie au bénéfice d’un parti unique escorté d’une « opposition » légale qui ne faisait pas illusion. Ce mouvement populaire, venant des profondeurs du pays, est aussi – et peut-être même d’abord - un mouvement contre la corruption, le népotisme, la distribution des places aux amis et, corrélativement contre la pauvreté et l’exclusion dont trop de Tunisiens restent victimes en dépit des avancées économiques des dernières décennies.
Tout a commencé à Sidi Bouzid avec le sacrifice d’un jeune devenu le symbole d’une Tunisie à plusieurs vitesses où les régions de l’intérieur et du sud se sentaient délaissées, comme l’avaient déjà montré, il y a deux ans, les mouvements sociaux dans les secteurs miniers de la région de Gafsa, d’une Tunisie où trop de jeunes chômeurs, souvent diplômés, rongent leur frein, d’une Tunisie où aucune censure, aucune presse ou télévision officielle ne peut désormais empêcher les opinions, les idées et les vérités d’être connues à la vitesse de l’éclair.
Mes pensées vont à ces victimes – soixante, soixante-dix, bien davantage aujourd’hui – de la répression violente et sanglante qui a eu lieu. Elles ont payé un lourd tribut à cette « révolution de jasmin » qu’on aurait voulu pacifique. Mais c’était sans compter sur les décisions criminelles de tirer à balles réelles sur des manifestants. La Tunisie nouvelle a ses martyrs. Nous pensons à eux et à leurs familles.
Je tiens à redire mon profond désaccord avec l’attitude qui fut celle du gouvernement français durant ces dernières semaines. Comment justifier ce mutisme, ce silence, cette complaisance ? Quel contraste avec l’attitude d’autres pays et d’autres responsables. Je pense en particulier à Barack Obama. Comment comprendre que le gouvernement de la France se soit refusé si longtemps à condamner ces tirs à balles réelles dans la foule des manifestants ? J’ai reçu de nombreux témoignages de l’incompréhension, de la colère et de l’indignation des Tunisiens – de jeunes tout particulièrement – suite au fait que devant cette tragique répression, Mme Alliot-Marie, ministre des affaires étrangères, n’ait trouvé rien d’autre à dire que de proposer notre « savoir-faire policier ».
Nombre de parlementaires se sont heureusement exprimés tout autrement. Je l’ai fait pour ma part en ma qualité de président du groupe France-Tunisie du Sénat. Et je tiens à signaler la condamnation sans équivoque exprimée par Gérard Larcher, président du Sénat.
J’ajoute que les arguments sans fin ressassés pour tenter de justifier ces silences ne convainquent pas. Je sais les efforts faits par la Tunisie pour l’éducation, les droits des femmes, la francophonie. Mais ceci ne justifie pas cela. Et quant à l’argument en vertu duquel le régime de Ben Ali devait être soutenu jusqu’au bout car il constituerait (ou plutôt aurait constitué) un « rempart à l’islamisme », il relève d’un très contestable syllogisme. Cet argument présuppose que pour lutter contre le fanatisme, l’intégrisme et l’islamisme radical, il faudrait consentir des limitations à la liberté d’expression et à la démocratie… comme si l’on ne pouvait pas concilier démocratie, liberté d’expression et lutte contre l’intégrisme et le fanatisme ! Comment justifier cela aujourd’hui ?
Les troubles que connaît la Tunisie depuis le départ de Ben Ali sont largement dus à ses affidés qui jouent les cartes de la peur et de la terre brûlée avec, peut-être, l’espoir absurde de faire revenir leur mentor. Face à eux il y a, au sein du peuple tunisien et de l’armée, un authentique réflexe civique. Puisse celui-ci prévaloir sur les fauteurs de trouble nostalgiques d’une ère maintenant révolue.
J’espère de tout cœur que les violences et les pillages cesseront et que des élections libres, transparentes, vraiment démocratiques, pourront être bientôt organisées. Ce n’est pas évident, car les délais sont courts et aujourd’hui l’appareil d’Etat, l’administration, les collectivités locales sont sous l’emprise étroite du RCD, parti de Ben Ali. La contribution de la communauté internationale sera indispensable pour garantir des élections libres et transparentes, qui seront, je l’espère de tout cœur, l’acte de naissance d’une Tunisie pleinement démocratique.
Jean-Pierre Sueur

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