La sortie du « rapport Sauvé », issu des « États généraux de la Justice », sera passée presque inaperçue au milieu des flots de l’actualité du mois de juillet. C’est pourtant un document important. On y retrouve, comme ce fut le cas dans des rapports précédents, la « marque de fabrique » de Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État, qui s’emploie à parler vrai sans complaisance ni démagogie.
Ce rapport, riche et complet, appelle nombre de réflexions. Il invite surtout à d’importantes réformes, dont nous reparlerons – du moins je l’espère.
Je me bornerai à ce stade à faire cinq remarques qui – loin s’en faut – n’épuiseront pas les sujets que j’aborderai !

1. Comme tant d’autres analystes, praticiens du droit et politiques, Jean-Marc Sauvé et les équipes qui, avec lui, ont préparé ce rapport, font d’abord le constat de la notoire insuffisance des crédits que notre République consacre à la Justice. On le sait. Cela a été dit et redit : en pourcentage du Produit Intérieur Brut, nous sommes dans la dernière partie des États de l’Europe, ou encore de l’OCDE. Il faut donc, pour sortir de ce déficit chronique, un effort conséquent qui dure pendant un certain temps et permettre un vrai rattrapage, une vraie mise à niveau, au-delà des augmentations qui ont pu avoir lieu ces dernières années. D’ailleurs si l’on observe bien l’effet desdites augmentations, on voit que la politique pénitentiaire, sur laquelle je reviendrai ci-dessous, « absorbe » une part substantielle de celles-ci, sans impacter comme il le faudrait la situation des juridictions et de celles et ceux qui y travaillent. On nous dit qu’il y aura une « loi de programmation » ! Mais comme j’ai déjà connu, dans plusieurs domaines, nombre de « lois de programmation », cela ne suffit pas à me rassurer. Les « lois de programmation » sont pleines d’intentions louables. Mais elles se fracassent généralement contre le dogme de l’ « annualité budgétaire », cher à Bercy, en vertu duquel on ne peut véritablement engager les finances publiques que pour un exercice budgétaire – et donc un an. Ce qu’il faudrait, c’est un vrai engagement pour un « rattrapage » en dix ans, avec une avancée substantielle chaque année, qui serait « sacralisée » et s’imposerait absolument à tout gouvernement quel qu’il soit. En serons-nous capables ?

2. Il est une nouvelle fois question de la réforme du Parquet. Le rapport préconise que les magistrats du Parquet soient nommés comme ceux du siège sur « avis conforme » du Conseil Supérieur de la Magistrature – tout en maintenant un lien existant entre ceux-ci et le pouvoir exécutif dès lors que celui-ci met en œuvre une politique pénale à caractère général, à l’exclusion de toute instruction à caractère individuel. Cet « avis conforme » éviterait que la France soit régulièrement sanctionnée et rappelée à l’ordre par la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Cette réforme qui instaurerait « l'avis conforme » et qui suppose une réforme de la Constitution a d’ores et déjà été votée par l’Assemblée nationale et le Sénat. Elle pourrait donc être soumise au Congrès avec – du moins je l’espère – de bonnes chances de succès… Cela n’a pas été le cas sous le précédent quinquennat, ni dans celui qui l’a précédé. La cause en est, du moins pour ce qui est du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, dans la volonté de celui-ci de faire UNE grande réforme constitutionnelle, englobant nombre de sujets divers – et cela n’a pas été possible ! Je plaide donc pour le pragmatisme qu’appelle d’ailleurs, davantage encore, la situation présente. Pourquoi ne pas faire plusieurs réformes constitutionnelles portant sur un sujet qui serait (et qui, je l’espère, sera) mûr, comme celui-là ?

3. Le rapport Sauvé préconise – comme cela fut souvent fait – la suppression de la Cour de Justice de la République. Ce serait salutaire ! Il est difficilement défendable, en effet, que les politiques soient jugés par une instance majoritairement composée de politiques. Quel que soit le souci d’impartialité de ces derniers, cet état des choses est inéluctablement perçu comme une forme de corporatisme. Il serait donc justifié que les politiques relèvent, y compris dans les actes accomplis dans leur fonction de membres du gouvernement – des juridictions de droit commun, dès lors qu’existerait – comme le propose à juste titre la commission Sauvé – un « filtre » mis en œuvre par des magistrats indépendants, afin d’éviter le « harcèlement judiciaire » à l’égard de ministres, dont on a vu que ce n’était pas une vue de l’esprit ! Mais, là encore, cela relève d’une réforme constitutionnelle sur la base d’un texte qui serait voté dans les mêmes termes par l’Assemblée nationale et le Sénat. Dans la situation politique actuelle, chacun voit que la bonne solution serait de s’appuyer sur un projet de loi constitutionnelle dont l’objet se limiterait à cette réforme essentielle.

4. Le rapport Sauvé met également l’accent sur nombre de dysfonctionnements. Le principal d’entre eux est celui qui tient à l’augmentation significative des procédures d’appel. Tout se passe comme si – écrit-il en substance – la première instance était, en quelque sorte, un « tour de chauffe » et que l’on attendait de l’appel qu’il soit le vrai jugement. Chacun voit que cette tendance, qui se développe, alourdit et ralentit évidemment les procédures. D’où les préconisations justifiées du rapport pour renforcer les effectifs et les moyens des tribunaux judiciaires (de première instance) et pour revoir la conception de « carrières » afin que les « premières instances » comptent nombre de magistrats chevronnés. D’autres précieuses remarquent portent sur la justice des mineurs. Il est redit – cela a été tellement dit – que les courtes peines de détention infligées aux mineurs ont des effets négatifs – et que les longs délais que l’on constate encore trop souvent entre les actes de délinquance commis par des mineurs et la sanction ont pareillement des effets très négatifs.

5. Sur les prisons, le rapport Sauvé a le courage de parler de « régulation carcérale » et de « seuil critique » d’occupation – ou de suroccupation – des établissements pénitentiaires. On croit toujours qu’il est nécessaire de construire de nouvelles prisons, alors qu’il faut développer les peines alternatives à la détention – souvent plus    efficaces – et rénover les prisons existantes, dont certaines sont indignes, comme le montrent les rapports des Contrôleurs des Lieux de Privation de Liberté. De surcroît, la politique mise en œuvre est coûteuse, d’autant plus qu’elle a, il y a quelques années, été plombée par le recours systématique aux partenariats public-privé pour la construction de nouvelles prisons, ce dont nous continuons de subir – et subirons encore longtemps – les conséquences financières. Il faut assurément développer les peines alternatives – mais aussi tout faire pour que la prison prépare mieux les détenus à leur réinsertion. Il y a longtemps déjà, Robert Badinter disait que la condition pénitentiaire était la première cause de récidive. Je crains que cette parole soit encore d’actualité dans un certain nombre de situations !
 
J’en reste là, à ce stade, ayant conscience d’omettre bien d’autres sujets. J’espère avoir cependant montré combien ce rapport était précieux. La question c’est, encore et toujours, l’usage qui en sera fait.
 
Jean-Pierre Sueur