Je ne dissimulerai pas le bonheur qui fut le mien en lisant le tout dernier livre de François Cheng, Une longue route pour m’unir au chant français, qui vient de paraître. Oui, ce fut un vrai bonheur. Qu’un homme né en Chine, y ayant connu des épreuves, débarque en 1948 à Paris à l’âge de dix-neuf ans sans connaître un « traître mot » de français, ni « bonjour » ni « merci », devienne à ce point amoureux de la langue française, décide de s’y vouer, sans oublier pour autant la haute culture chinoise – hélas niée par la « campagne féroce » de ceux qui envoyèrent la plupart des intellectuels dans des camps de rééducation –, qu’il décide d’apprendre notre langue et nos poèmes, de les traduire en chinois, de traduire les poèmes chinois en français, qu’il choisisse de servir, de magnifier notre langue, d’écrire toute son œuvre en français – une œuvre considérable qui lui vaudra d’entrer à l’Académie française – et qu’il nous offre, après soixante-dix ans d’écriture, ce livre sur notre langue et notre poésie, tellement bien écrit, mieux écrit que tant d’autres, en un style clair et lumineux – oui, que cette longue « route » nous soit ainsi restituée ne peut pas nous laisser indifférent. C’est un beau livre, un plaidoyer passionnel et passionné pour notre langue. Je cite : « S’offrent à moi les mots, dans leur vivante plasticité, chargés d’une sonorité, d’un parfum, d’une saveur inconnus, magnifiques. »
François Cheng proclame que le poète a « vocation à la voix orphique » : « Il maintient vivace le lien de dialogue entre les vivants et les morts. »
Il écrit d’Apollinaire et de Péguy qu’ils« ravivent l’inspiration orphique » et que ces deux victimes du « grand désastre » de la guerre « maintiennent ouvert l’horizon, prophétisant le règne d’un autre ordre. »
François Cheng connaît tous nos poètes, tellement mieux que tant de nos compatriotes. Il nous parle de Hugo, de Nerval, de Mallarmé. Il déchiffre les sonorités de Baudelaire. Il restitue ses dialogues avec Henri Emmanuel, Henri Michaux et Yves Bonnefoy.
Il se démarque des conceptions mécanicistes d’un certain structuralisme au profit de la créativité de l’être parlant et de la sémiotique.
À Adorno, qui affirmait qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare », il répond qu’il est « persuadé que c’est seulement par la poésie, le Verbe le plus incarné, que les humains peuvent s’arracher à la vertigineuse pente qui les mène au néant, à condition qu’ils rejoignent le lyrisme le plus élevé que les meilleurs de leur prédécesseurs ont atteint. »
Il dit encore de la France : « Ce pays, par son amour pour la littérature et les arts, donne un sens particulier à l’expression "terre d’accueil". Il permet aux dieux du destin d’effectuer les gestes appropriés pour le secours aux corps souffrants des réfugiés – et aussi, sinon plus, pour la lente renaissance des âmes assoiffées venues du bout du monde. »
Il parle en connaissance de cause.
Puissions-nous l’entendre ?
Jean-Pierre Sueur
· Aux éditions Albin-Michel, octobre 2022, 244 pages, 17,90 €.