C’est un événement qui est passé inaperçu. On le doit à Romain Vaissermann qui a récemment publié aux éditions Paradigme une version complète de « La Tapisserie de Sainte-Geneviève et de Jeanne d’Arc » de Charles Péguy parue le 1er décembre 1912 dans les Cahiers de la Quinzaine comprenant, pour la première fois, deux mille vers inédits qui figurent dans les manuscrits mais n’avaient jamais été publiés, pas même en 1912 !
On le sait, cette « Tapisserie » est composée de neuf parties appelées par Péguy « Neuf jours ». Une partie des textes inédits sont des « états inédits » du « Jour VIII ». Mais l’essentiel, soit 1 898 vers, constitue un texte unique qui, pour Romain Vaissermann complète le huitième ou le neuvième jour, alors que pour Julie Sabiani, il s’agissait d’un grand fragment, au moins, d’un « dixième jour ».
Car ces vers, s’ils n’ont jamais été publiés, n’étaient pas inconnus. Julie Sabiani – hélas disparue – y a consacré sa thèse intitulée « Les alexandrins inédits et poèmes posthumes de Charles Péguy (1903-1913) » en 1989. Mais Julie Sabiani a souhaité que celle-ci restât inédite – en raison, sans doute, de son constant « perfectionnisme » – ce pour quoi Romain Vaissermann ne la cite qu’avec « parcimonie ».
(Suite de la lettre électronique)
On en profitera pour regretter que ces vers inédits n’aient pas pu être inclus dans la récente édition, dans la Bibliothèque de la Pléiade, des « œuvres dramatiques et poétiques » de Charles Péguy en raison des contraintes qui furent imposées aux quatre « éditeurs », Claire Daudin, Pauline Bruley, Jérôme Roger et – justement – Romain Vaissermann, contraintes qui les conduisirent aussi à réduire considérablement l’appareil critique : il aurait fallu deux tomes – mais c’est une autre histoire !
Dans l’édition récente publiée par Paradigme, Romain Vaissermann dispose heureusement de toute la place nécessaire pour proposer un travail d’érudition très approfondi.
Il compare tous les manuscrits. Et comme Péguy avait coutume d’écrire une part de sa poésie sur des enveloppes et des étiquettes, il va même jusqu’à s’intéresser (p. 246) à la date de parution de « Le mode pratique », périodique auquel sa belle-mère était abonnée – il écrivait sur l’enveloppe ! – pour déterminer la date d’écriture de strophes inédites.
Romain Vaissermann revient aussi sur les raisons pour lesquelles Péguy a choisi pour cette Tapisserie la forme du sonnet, citant Halévy qui ne comprenait pas pourquoi « cet illimité s’enfermait dans le plus rigide des cadres » – ce à quoi Péguy avait répondu que dans le « Jour VIII » plutôt que deux versets, il en avait écrit « une centaine »… (p. 30 et 31).
Il apporte également d’utiles précisions sur l’écriture de Charles Péguy, et notamment sur son rapport à la rime. Ainsi, dans le long texte inédit de 1 898 vers, la moitié des rimes sont en –age. Péguy utilisait le Dictionnaire méthodique et pratique des rimes françaises de Philippe Martinon. Il ne s’en cachait pas. Il lui arrivait même d’« épuiser une rime. » Mais il avait arraché la préface de son exemplaire de ce dictionnaire, considérant que son auteur était un « imbécile qui prétendait apprendre aux gens à faire des vers » (p. 44).
À vrai dire, les rimes comme les mots, comme les formes syntaxiques guidaient Péguy dans son acte d’écriture dont la modernité tient au fait qu’il restitue l’écriture en train de s’écrire… Et c’est à juste titre que Romain Vaissermann cite Mallarmé qui écrivait qu’il fallait « laisser l’initiative aux mots » (p. 48).
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Mais venons-en aux vers inédits.
Ceux-ci déclinent en quatrains tout ce que Sainte-Geneviève, née à Nanterre vers 420 et morte à Paris vers 500, surplombant le temps et l’espace, a pu voir, mesurer, éprouver, subir en assistant depuis sa mort au cours de l’histoire.
Ces quatrains sont caractéristiques de l’écriture de Péguy. Ils approfondissent le même thème autour d’un patron syntaxique (ici : Il fallut qu’elle vît puis :Il fallut qu’il advînt). Certains quatrains sont plus denses que d’autres. Il en est qui préparent des « culminations » à venir, d’autres qui déclinent ceux qui précèdent. C’est – nous l’avons dit – une écriture qui se présente comme s’écrivant.
À certains égards, ces quatrains peuvent apparaître comme préparant le chef d’œuvre qui suivra : Ève.
Plutôt que de gloser, je préfère en donner quelques exemples – dont la lecture ne remplacera en rien, comme c’est toujours le cas avec Péguy, la plongée dans le texte même, pris dans sa totalité, et surtout sa continuité.
… Rappelons pour finir que le « chemin de halage » était proche du faubourg de Bourgogne où Péguy vécut son enfance et qu’il est aussi question dans La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc d’autres lieux chers aux Orléanais comme Saint-Marceau et Saint-Loup. Et concluons en remerciant chaleureusement Romain Vaissermann pour sa riche édition critique qui nous permet enfin d’avoir accès à une part méconnue – et même inconnue – de l’œuvre de Charles Péguy.
Jean-Pierre Sueur