C’est avec bien du retard que je découvre ce livre, paru il y a dix-huit mois, qui m’a frappé par sa simplicité, sa lucidité – et finalement sa force.
Sonia Mabrouk, qui fut longtemps journaliste à Public Sénat, qui l’est aujourd’hui sur C’News, et qui anime l’émission dite des « grandes voix » sur Europe 1, y relate les conversations téléphoniques – ou via Skype – et échanges épistolaires qu’elle a eus avec sa grand-mère tunisienne, qui s’appelle Delenda – ce qui ne manque pas d’éveiller des réminiscences pour toutes celles et tous ceux qui ont appris le latin ; Sonia est née à Carthage, et, ayant été, il y a longtemps, enseignant à Carthage, je me souviens que la première élève que j’y interrogeais s’appelait aussi Delenda…
Sonia Mabrouk est franco-tunisienne. Delenda vit non loin de Carthage, à la Goulette, et elle suit de très près l’actualité internationale.
Le livre commence par une indignation de Delenda. À Kasserine, en Tunisie de l’intérieur, des terroristes sont revenus en force. Les femmes de cette ville se sont levées, elles sont sorties ensemble aux cris de « Vive la Tunisie ! » et de « Dégage, terrorisme ! » « Elles ont défié les traîtres », et elles ont eu le dessus. « Alors que les balles fusaient entre militaires et assaillants, ces femmes voilées et non voilées, de tous âges et de milieux très modestes ont dit non au terrorisme. » Et elles eu le dessus.
… Et on n’en parle pas, sur aucun média, ce qui indigne Delenda qui le crie à sa petite-fille, journaliste. Première leçon de ce livre : l’information est sélective ! L’information peut aussi être plus qu’approximative. Ainsi, combien de fois a-t-on qualifié M. Erdogan d’« islamiste modéré » ? Or, aujourd’hui, un réel« climat de suspicion pèse sur tous les Turcs : journalistes, professeurs, soldats, écrivains, policiers… »
Deuxième leçon : « Les terroristes font dire n’importe quoi aux textes religieux. À nous, aux musulmans, de rétablir la vérité ou du moins la vision de l’islam contemporain. Si on ne le fait pas avec plus de force, ces menteurs et ces traîtres prendront peu à peu le dessus (…) Je n’ai pas besoin de voile pour me sentir musulmane et encore moins pour me convaincre que je suis bonne musulmane. »
Autre leçon de ce livre : il faut se défier des discours simples, et même simplistes, sur la « déradicalisation ». Lorsque j’ai rédigé au Sénat le rapport d’une commission d’enquête parlementaire sur le thème « Filières djihadistes : pour une réponse globale et sans faiblesse », j’ai été, au fil des auditions, de plus en plus persuadé qu’on se payait trop souvent de mots avec la « déradicalisation ». Sonia Mabrouk explique : « Quand j’entends parler de déradicalisation, j’ai l’impression qu’on me raconte une vaste blague ! Comme si c’était aussi facile qu’une opération de dératisation. »
Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de réponse face au djihadisme et à l’emprise sur des êtres humains de ce que Sonia Mabrouk qualifie d’« idéologie totalitaire ». Mais c’est un leurre de croire que quelques vidéos, quelques séances ou quelques stages dits de « déradicalisation » peuvent enrayer le mal. Non : il faut beaucoup de prévention et d’éducation, un suivi personnalisé des personnes – et notamment des jeunes – qui s’apprêtent à adhérer ou qui adhèrent à ces idéologies mortifères, l’apport de psychologues, d’éducateurs, etc. Autrement dit, c’est toute la société – ou une bonne part de la société – qui doit se mobiliser.
Autre leçon que Sonia Mabrouk décline avec force : il ne faut pas céder au « clientélisme religieux » et à la« dérive communautaire ». Elle écrit : « Nous ne sommes pas des victimes. Bien sûr, il y a des difficultés sociales, d’énormes problèmes d’accès à l’éducation, à l’emploi. Cela étant, il ne faut pas accréditer l’idée que les musulmans sont des citoyens à assister ! Stop à cette victimisation permanente. » Et elle demande, fort logiquement, qu’on remette en cause les politiques dites de « discrimination positive ».
Sonia Mabrouk nous parle aussi de sa chère Tunisie. C’est aujourd’hui le seul pays arabo-musulman qui a choisi le chemin de la démocratie et qui s’est doté d’une Constitution proclamant l’égalité entre les femmes et les hommes et affirmant les libertés imprescriptibles de chaque être humain. Mais il faut aider la Tunisie : « Rarement un pays aura connu autant de défis en même temps : retour des djihadistes, chaos à la frontière avec la Libye, urgence économique, bouleversement politique et fortes attentes sociales (…). La Tunisie a besoin de faire rapidement sa transition économique vers un nouveau modèle de développement pérenne. Le nerf de la guerre, ce sont les investisseurs – qui la boudent encore. »
Sonia Mabrouk nous parle aussi des chrétiens d’Orient qui « subissent une double peine. Ils sont oubliés à la fois par les Arabes et les Occidentaux. »
Elle s’inquiète également de la vision qui est donnée de l’islam. « Pourquoi – demande Delanda – les défenseurs d’un islam de paix sont-ils si peu représentés dans les médias ? » Ceux-là ne nient pas « l’existence des versets du Coran appelant à la violence, mais ils ont toujours rappelé les milliers d’autres, prônant la bonté et la concorde. Il faut du recul et un minimum de culture pour les interpréter. »
J’arrête là. Il faudrait citer tout le livre qui traite, au travers de ce dialogue singulier, nombre de sujets qui font notre actualité. Je finirai comme j’ai commencé, en saluant ce livre très lucide. J’ajouterai que c’est un livre de sagesse.
Jean-Pierre Sueur
- Le monde ne tourne pas rond, ma petite-fille, Sonia Mabrouk, éditions Flammarion, 215 pages, 19 €.