Constitution

  • De nombreux gouvernements avant celui-ci ont fait usage de l’article 49-3 de la Constitution. Mais cette fois-ci, ce recours à cet article qui permet à un texte d’être « voté » sans qu’il y ait de vote ne passe vraiment pas. Pourquoi ? Parce que le projet de loi sur les retraites, « habillé » pour les besoins de la cause en projet de loi de finances, a suscité une opposition si forte dans la population, une mobilisation si unanime et pacifique – ce qui est presque sans précédent – de toutes les organisations syndicales, que ce 49-3 apparaît comme un acte de pure autorité qui accroît la fracture entre le président de la République et un grand nombre de Français. Sur ce sujet aussi sensible, s’obstiner dans l’intransigeance, la rupture, la fermeture et la fracture m’apparaît être une profonde erreur.
    JPS
  • L’article 13 de la Constitution dispose qu’« une loi organique détermine les emplois ou fonctions (…) pour lesquels, en raison de leur importance pour la garantie des droits et des libertés ou la vie économique et sociale de la Nation, le pouvoir de nomination du président de la République s’exerce après avis public de la commission compétente de chaque assemblée. Le président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l’addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions. »

    Cet article a doté les assemblées parlementaires d’un réel « droit de regard » sur les nominations à des postes importants pour les services publics, tout particulièrement.

    Je précise que ce « droit de regard » m’apparaît être trop limité. J’ai proposé dans le cadre des débats sur une réforme constitutionnelle de plus en plus hypothétique, que la nomination ne puisse être effectuée que si les trois cinquièmes des membres des deux commissions y sont favorables (et non pas rejetée si les trois cinquièmes s'y opposent, comme c’est présentement le cas).

    Quoi qu’il en soit, cette disposition, même en l’état, est positive.

    Il se trouve qu’un projet de loi récent a permis de revoir la liste des postes ou emplois relevant de ce processus.

    Le Sénat avait unanimement proposé que, à côté du président et du directeur général de la SNCF, la nomination des dirigeants de SNCF-Réseau relève de cette procédure de l’article 13, eu égard à son importance et à la part d’autonomie dont dispose cette nouvelle entité.

    C’était la position du Sénat.

    Participant à la commission mixte paritaire (CMP) rassemblant sept députés et sept sénateurs sur ce projet de loi, j’ai, pour ma part, plaidé cette cause, comme l’ont fait mes autres collègues sénateurs.

    Malheureusement, nous nous sommes heurtés à un vote contraire des députés représentant la majorité de l’Assemblée Nationale. Je persiste d’ailleurs à ne pas comprendre pourquoi les députés ont mis tant d’ardeur à réduire les prérogatives du Parlement à cet égard…

    Nous avons toutefois souscrit à un accord sur ce texte en raison du fait que deux autres apports majeurs du Sénat ont été repris par l’Assemblée Nationale puis par la CMP. Il s’agissait d’inscrire dans les nominations relevant de l’article 13 de la Constitution le président de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) – en dépit de la position négative du gouvernement, dont je persiste aussi à ne pas comprendre les raisons – et du directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII).

    Jean-Pierre Sueur

    Lire :

    >> L’intervention de Jean-Pierre Sueur en CMP (à la fin)

    >> Le rapport sur l’ensemble des travaux de la CMP

  • Lors de sa récente conférence de presse, le président de la République, Emmanuel Macron, a évoqué nombre de sujets sur lesquels nous reviendrons.

    Je m’en teindrai aujourd’hui à six remarques sur la partie de son propos consacrée aux institutions.

    Bien qu’on s’y réclame volontiers de Montesquieu, notre pays ne met pas toujours en pratique – et c’est un euphémisme – la nécessaire séparation des pouvoirs entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. J’ai pu le constater, le dire et le redire à propos d’une récente commission d’enquête. Il m’apparaît donc que toute réforme constitutionnelle devrait renforcer la séparation – et l’équilibre – des pouvoirs. Chacun sait que la Cinquième République se caractérise par un déséquilibre entre les prérogatives de l’exécutif et du législatif. Une future réforme devrait – à mon sens – à tout le moins réduire ce déséquilibre en renforçant les prérogatives du Parlement.

    Il y a depuis plusieurs années – me semble-t-il – un assez large accord sur trois mesures. D’abord la suppression de la Cour de justice de la République. Il n’est pas justifié en effet que des politiques soient jugés pour des actes commis dans l’exercice de leur fonction par un tribunal constitué majoritairement de politiques. En second lieu, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature qui fonderait enfin l’indépendance du parquet pour ce qui est des nominations et procédures disciplinaires. Cela éviterait que la France se fasse régulièrement sanctionner par la Cour européenne des droits de l’Homme qui considère que l’indépendance des magistrats du parquet français est entachée par leur mode de nomination. En troisième lieu, la réforme du Conseil constitutionnel. La présence en son sein des anciens présidents de la République – qui avait été décidée afin que Vincent Auriol et René Coty perçoivent une retraite – n’a plus aucune justification. Elle engendre de surcroît, depuis la création des questions prioritaires de constitutionnalité, des conflits d’intérêt. Puisque, sur ces trois points, il est possible d’obtenir la majorité requise, pourquoi ne pas les soumettre en priorité au Congrès ?

    Y a-t-il trop de parlementaires ? Soyons clairs, les chiffres de 577 députés et de 348 sénateurs ne sont pas, pour moi, immuables. Mais je m’interroge sur les conséquences d’un double mouvement qui réduirait très sensiblement le nombre de parlementaires et introduirait une part importante de proportionnelle à l’Assemblée Nationale. La proportionnelle a assurément l’avantage de mieux représenter les différents courants politiques. Mais la proportionnelle nationale a pour effet d’accroître le poids des instances nationales des partis. Les députés ainsi élus n’ont pas d’attache avec un territoire. Toute autre était la logique de la proportionnelle départementale que nous avons connue entre 1986 et 1988 qui maintenait l’ancrage des députés sur le terrain – celui d’un département. Or, il faut craindre que l’effet conjugué des deux mesures précitées soit de réduire le rapport de proximité entre les parlementaires et les habitants. Ainsi en serait-il s’il n’y avait plus qu’un sénateur et un – ou deux – députés dans nombre de départements – et cela à l’heure où l’on insiste tant sur la nécessaire proximité.

    Je partage la position du président de la République sur la modification des conditions posées pour la mise en œuvre du « référendum d’initiative partagée ». Il est clair que dans la rédaction actuelle de la Constitution, il est pratiquement impossible de remplir les conditions permettant qu’un tel référendum ait lieu.

    Je partage aussi sa position sur le « vote blanc ». Même si c’est populaire. Je crois que c’est une fausse bonne idée. Ainsi, faire du vote blanc un suffrage exprimé conduirait à remettre en cause l’article 7 de la Constitution qui dispose que « le président de la République est élu à la majorité des suffrages exprimés. » Ou bien il faudrait organiser un nombre indéterminé de tours de scrutins. Ou il faudrait accepter que le président de la République – et d’autres élus – soient élus à la majorité relative… Par ailleurs, comme l’a fait remarquer Patrick Roger dans Le Monde, une telle mesure aurait pour effet que, lors d’un référendum, les « oui » devraient obtenir plus que de voix que le total des « non » et des bulletins blancs pour être adopté !

    En revanche, je ne partage pas l’engouement qui apparaît au sujet des « tirages au sort ». Je suis pour ma part attaché à ce que les citoyens se déterminent en choisissant des candidats qui présentent des programmes et des projets. Dans ce cas, leur vote a un sens. Et la majorité ou la minorité correspondent à des choix. Là encore, s’en remettre à l’aléa du tirage au sort m’apparaîtrait être une fausse bonne idée.

    Jean-Pierre Sueur

  • Libération, 16 février 2023

     
  • Pour avoir été le rapporteur au Sénat de la loi organique du 6 décembre 2013 visant à appliquer l’article 11 de la Constitution sur le référendum d’initiative partagée (RIP) introduit par la réforme constitutionnelle de 2008, et avoir mesuré la complexité de la procédure instaurée, je rejoindrai volontiers ceux qui considèrent que cet article 11 a été conçu… pour ne s’appliquer jamais. Et, de fait, il ne s’est pas appliqué une seule fois depuis dix ans. Le projet de référendum sur la non privatisation d’Aéroports de Paris n’a recueilli que près d’un quart des signatures requises. Et quant aux deux propositions de RIP sur les retraites, elles n’ont pas franchi le stade du Conseil constitutionnel, celui-ci considérant qu’elles n’étaient pas des réformes à la date de leur dépôt, au sens de l’article 11.
    Et de fait, la procédure de l’article 11 est un vrai parcours du combattant. Il faut d’abord une initiative de 10 % des parlementaires validée par le Conseil constitutionnel, et puis la signature de 10 % du corps électoral, soit 4 800 000 personnes. Et puis, ceci étant fait, il ne faut pas que les deux chambres du Parlement se saisissent du sujet dans les six mois qui suivront, auquel cas, en dépit des soutiens recueillis, le président de la République ne pourra pas procéder au référendum. Or, il faut rappeler que chaque groupe de l’Assemblée et du Sénat dispose d’un temps réservé et donc de la possibilité d’inscrire tout texte à l’ordre du jour, y compris celui qui a donné lieu au RIP, pour tenter de s’opposer au référendum…
    Il faut, à l’évidence, revoir ce dispositif. Je proposerai quelques pistes et quelques questions, sans prétendre présenter une rédaction aboutie. Car je pense que ce sujet mérite une vraie réflexion et un ample débat.
    • Il y a d’abord la question du référendum d’initiativepartagée qui est posée. Certains souhaiteraient que la signature d’un nombre défini de citoyens suffise pour mettre en œuvre la procédure référendaire. Le risque est alors d’aboutir à un conflit entre deux légitimités, celle des citoyens signataires d’une part, et celle des parlementaires – qui représentent les citoyens, d’autre part.
    • Si l’idée de partage me paraît pertinente, il faut à l’évidence faciliter les choses et sans doute réduire le nombre de signatures requises, 4 800 000… paraissant un nombre très important.
    • L’objet sur lequel pourra porter le référendum est un autre sujet : si les matières prévues à l’article 11 peuvent paraître restrictives, il pourrait être problématique de l’étendre à toutes les matières relevant de la loi, prévues à l’article 34 de la Constitution. Là encore, il peut y avoir conflit de légitimité.
    • Dans le cas d’un partage, la réflexion pourra aussi porter sur les modalités d’intervention du Parlement au début de la procédure, comme c’est le cas aujourd’hui, mais aussi à la fin, au risque de donner au Parlement in fine un droit de veto sur l’initiative citoyenne, ce qui pourrait être incompris.
    Ce ne sont là que quelques questions. Je conclurai en disant que j’exclus, pour ma part, ce qui fonctionne en Suisse – chaque pays a ses coutumes ! – et qui reviendrait à une gouvernance par voie prioritaire de référendum.
    Pour utile qu’il puisse être, le référendum ne permet que des choix binaires.
    Or je suis très attaché à la démocratie représentative et parlementaire dans laquelle il revient aux représentants du peuple d’écrire et de voter la loi, ce qui est un vrai travail, chaque phrase, et même chaque mot de la loi pouvant et devant donner lieu à un choix, un vote. Cela appelle de vrais débats, de vraies délibérations en commission et dans l’hémicycle – ce qui est une logique très différente du processus référendaire qui doit cependant rester une possibilité et garder son utilité, comme on l'a vu à plusieurs reprises dans l’histoire de la Cinquième République.
    Jean-Pierre Sueur
  • L’article 45 de la Constitution dispose que, dans la procédure parlementaire, « tout amendement est recevable dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis. »

    Or, Jean-Pierre Sueur a constaté qu’un nombre significatif d’amendements sont déclarés « irrecevables » au motif qu’ils n’auraient « pas de lien » avec le texte étudié. Ces décisions lui apparaissent arbitraires et contraires aux droits des parlementaires. C’est pourquoi il est intervenu à ce sujet en séance publique.

    >> Lire le compte-rendu intégral de son intervention

     

  • Au moment où nous voyons des milliers d’amendements s’amonceler à l’Assemblée nationale au cours du débat sur la loi relative aux retraites, l’initiative que vient de prendre Jean-Pierre Sueur en vue de défendre le droit d’amendement peut paraître paradoxale…
    Elle ne l’est pas.
    Car il s’agit, dans la résolution qu’il vient de présenter, de veiller à une bonne application des articles 40 et 45 de la Constitution afin que les droits des sénateurs – la résolution portant sur le règlement du Sénat – soient respectés.
    L’article 40 de la Constitution interdit aux assemblées parlementaires d’adopter des amendements ayant pour effet d’accroître les dépenses publiques ou de réduire les recettes publiques. Tout amendement ayant cet effet est déclaré irrecevable et ne peut pas être déposé ni soutenu en séance publique.
    Mais l’appréciation qui conduit à considérer que telle ou telle proposition a cet effet est souvent sujette à discussion.
    C’est pourquoi la résolution de Jean-Pierre Sueur instaure une possibilité de « contradictoire » : l’auteur de l’amendement pourra ainsi faire valoir sa position avant toute décision d’application de l’article 40.
    La question est plus cruciale encore avec l’article 45 qui permet d’exclure tout amendement sans rapport avec l’objet d’un projet ou d’une proposition de loi.
    C’est, en effet, souvent question d’interprétation, et cela d’autant plus que la Constitution dispose qu’en première lecture, le rapport avec le texte peut être « même indirect ».
    C’est pourquoi Jean-Pierre Sueur propose, là encore, d’introduire une procédure contradictoire et de permettre à l’auteur de l’amendement de faire valoir sa position devant le président de la commission, le rapporteur du texte, voire de demander un vote de la commission sur sa recevabilité.
    Au total, il s’agit de permettre aux sénateurs d’exercer pleinement – et sans restriction injustifiée – le droit d’amendement qui leur est dévolu par la Constitution.
  • Le BQ, 14 février 2023

     
  • Une promulgation précipitée
    Oui, c’est vrai le Journal officiel paraît, chaque jour, ou plutôt chaque nuit, à trois heures du matin. En fait, il ne paraît plus puisque, depuis quelques années, il n’est diffusé que par voie numérique. C’est donc de manière précipitée, dans la soirée, qu’en dépit de tous les appels des dirigeants syndicaux qui le pressaient de ne pas le faire, le président de la République a choisi de promulguer le projet de loi, dit de finances rectificative, validé partiellement par le Conseil constitutionnel, apportant ainsi un nouveau signe de sa volonté inflexible de refuser tout dialogue, toute concertation, toute négociation, tout compromis, du début à la fin de ce processus. Les réactions devant cet acte montrent que les conséquences risquent d’en être lourdes et durables. N’oublions jamais que l’article un de la Constitution dit que la France est une « République sociale ».
     
    Un précédent constitutionnel
    L’effet paradoxal de la décision du Conseil constitutionnel, c’est que si le recours à l’article 47-1 de la Constitution (qui ne traite que des lois de finances) ne fait pas – pour les membres de ce Conseil – obstacle au cœur de la loi, c’est-à-dire au passage de l’âge de la retraite à 64 ans, il leur a néanmoins permis d’annuler toutes les mesures sociales incluses dans le texte et ajoutées par amendement lors des débats. Le paradoxe, donc, est que le texte est moins social après la décision du Conseil constitutionnel qu’il ne l’était avant… et qu’en particulier toutes les avancées évoquées et invoquées par les députés et sénateurs LR pour voter le texte… sont réduites à néant !
    Mais il y a plus. Un précédent est créé. Car dès lors que cette pratique est validée par le Conseil constitutionnel, la procédure instaurée par l’article 47-1 de la Constitution peut s’appliquer à tout projet de loi qui n’est pas essentiellement une loi de finances, tout gouvernement pourra, en vertu de ce précédent, utiliser cette même procédure pour faire adopter des projets de loi divers et variés, et évidemment recourir à l’article 49-3 (qui permet rappelons-le, « l’adoption » d’un texte sans vote) puisqu’aucune restriction n’existe dans la Constitution pour le recours au 49-3 pour les projets de loi de finances, ce qui n’est pas le cas pour les autres projets de loi pour lesquels un seul recours est possible par session parlementaire.
    Jean-Pierre Sueur
  • France Bleu Orléans, 13 avril 2023

     
  • Puisqu’il est sans cesse question d’une réforme constitutionnelle qui ne voit jamais le jour… qu’il me soit permis d’écrire quelques mots à ce sujet quant à la méthode.
    D’abord, une telle réforme supposerait qu’il y ait un projet clair sur la nouvelle orientation proposée. Or, les propos tenus par le chef de l’État depuis six ans ne donnent pas le sentiment qu’il porte un tel projet clairement identifié.
    Mais surtout, je pense que c’est à tort que beaucoup considèrent qu’il serait pertinent de faire UNE « grande réforme constitutionnelle », ce qui supposerait un accord sur nombre de sujets. On a vu durant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron que cela s’était avéré impossible, avec pourtant une majorité absolue à l’Assemblée nationale et aussi – quoi qu’on ait pu en dire – des possibilités de négociation avec le Sénat.
    Avec l’absence de majorité absolue, cela m’apparaît encore davantage hors d’atteinte.
    En revanche, pourquoi ne chercherait-on pas à faire DES réformes constitutionnelles dont certaines pourraient recueillir la majorité requise des 3/5e des votants au Congrès ?
    La réforme de l’article 11, aujourd’hui d’actualité (lire par ailleurs), et dont chacun voit les limites dans sa rédaction actuelle, serait assurément l’un de ces sujets.
    La réforme du Parquet – afin que la France cesse d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme au motif que notre Parquet ne serait pas indépendant – serait un autre sujet. Je rappelle que les deux assemblées ont déjà voté un texte dans les mêmes termes à ce sujet.
    L’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie appelle aussi une réforme constitutionnelle dès lors que les parties en présence aboutiraient à un consensus – ce qui n’est pas gagné ! Ce serait un troisième motif de révision constitutionnelle.
    Le rééquilibrage de nos institutions en faveur des prérogatives du Parlement induirait d’autres sujets…
    Et je pourrais continuer la liste…
    …En un mot, plutôt que de parler d’une grande réforme mythique qui n’arrive jamais, ne serait-il pas préférable et plus efficace de choisir une méthode plus pragmatique ?
    JPS
  • … Il n’y a jamais eu tant de tribunes dans les journaux exposant ce que le Conseil constitutionnel doit, devrait, pourrait, ne doit pas, ne devrait pas, ne pourrait pas… décider sur le projet de loi sur les retraites…émanant d’éminents constitutionnalistesayant, évidemment, des idées différentes sur le sujet, qu’on en vient à considérer que le Conseil, et lui seul, détient les clés de la loi ou de l’absence de loi, lui prêtant toutes sortes de prérogatives, d’intentions et de présomptions.
    Il me semble que, face à ce déferlement, il faut raison garder !
    Bien que son existence même fut souvent par, le passé, mise en cause, il m’apparaît tout d’abord qu’il est bon qu'il existe une instance chargée de veiller à la défense de la Constitution,au-delà des circonstances politiques changeantes. C’est d’ailleurs le cas dans toutes les grandes et vraiesdémocraties.
    Je me contenterai de quatre remarques à ce sujet, avant d’aborder la question de la loi sur les retraites.
    Première remarque : la composition du Conseil constitutionnel reste un objet de débat. Il compte aujourd’hui deux anciens Premiers ministres, deux anciens ministres d’Emmanuel Macron, un ancien sénateur et quatre juristes dont deux au moinsont été très liés à l’activité parlementaire. Impossible de méconnaître que la majorité de ses membres sont des politiques –même s’ils diront tous que, dès lors qu’ils sont membres de ce Conseil, leur seul et unique rôle est d’être les gardiens de la Constitution. Certains préconisent que le Conseil ne soit composé que de juristes ou de magistrats n’ayant jamais exercé de fonctions électives… Mais on objectera ce qu'on irait alors vers un « conseil de juges » n’ayant pas d’expérience du gouvernement ni du Parlement ni des collectivités locales. C’est un sujet de débat par rapport auquel je dirai seulement qu’il peut paraître paradoxal que des ministres ou parlementaires ayant participé récemment au vote des lois, à leur préparation, à leur défenseet bien sûr à l'élaboration de la politique des derniers gouvernements, en deviennent peu après les juges constitutionnels objectifs, même si je sais qu’ils peuvent se déporter et qu’ils le font.
    Ma seconde remarque porte sur la nature des décisions prises par le Conseil. Pour les lire avec soin, il m’apparaît qu’elles sont de plus en plus longues et complexes. On se perd parfois entre tous les « considérants », entre les décisions et les « réserves d’interprétation » – sans oublier les « commentaires » dont les membres du Conseil assortissent leurs décisions : il s’agit là d’une littérature au statut incertain puisqu’elle n’est pas la décision elle-même… mais est censée nous expliquer comment on doit la comprendre, l’interpréter ou l’appliquer. Il s’ensuit toute une jurisprudence au sein de laquelle le profane a quelques peines à se retrouver.
    Troisième remarque : j’ai souvent déjà dit les effets néfastes d’une jurisprudence qui a dû se mettre en place vers les années 2010 et qui conduit le Conseil à pourfendre immanquablement tous les amendements qui, selon lui, n’ont pas de rapport avec le texte de loi en discussion –ce qui me paraît méconnaître la lettre de la Constitution (je me permets de le dire humblement) en vertu de laquelle tout amendement ayant un rapport « même indirect » avec le texte est recevable en première lecture (cf. son article 45). La conséquence de cette jurisprudence trop dirimante est que les assemblées parlementaires finissent par pratiquer préventivement une autocensure à cet égard, qui porte atteinte au droit d’amendement. Mais je ne développe pas ce sujet, pour l’avoir souvent fait.
    Quatrième et dernière remarque – avant d’en venir aux retraites. Il est, bien sûr, bénéfique que soixante députés ou soixante sénateurs puissent déférer tout projet de loi adopté devant le Conseil constitutionnel – ce qui n’était pas le cas au départ –et que depuis la réforme constitutionnelle de 2008, tous les citoyens puissent, dans des conditions déterminées, saisir le Conseil constitutionnel de toute loi –y compris très ancienne –en vertu de laquelle ils se trouvent devant les tribunaux, dès lors qu’ils considèrent que cette loi n’est pas conforme à la Constitution. Cette procédure dénommée « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC) est assurément un progrès pour les droits de tous et pour la démocratie.
     
    J’en viens au projet de loi sur les retraites.
    Comme l’a dit – notamment ­ Dominique Rousseau, il y a un argument de poids pour l’inconstitutionnalité du texte : c’est le fait que le gouvernement ait eu recours à l’article 47-1 de la Constitution. Cet article est destiné aux lois de finances et à elles seules. Il se justifie par la nécessité que les budgets de l’État et de la sécurité sociale soient votés avant le 31 décembre de chaque année. Sous les précédentes républiques, on devait arrêter les pendules. Les délais dans lesquels doivent se dérouler les débats et les votes sont ainsi contraints.
    Mais c’est par un abus de procédure que le gouvernement a considéré qu’une réformedes retraites relevait…d’une loi de finances rectificative… alors qu’il s’agit d’une loi sociale, ayant un objet propre, qui a évidemment des conséquences budgétaires (comme c’est le cas pour toutes les lois…), mais qui n’est pas une loi de finances ! Rappelons, en outre, que le fameux article 49-3 peut toujours s’appliquer aux lois de finances même si la réforme de 2008 a heureusement limité son usage…
    Autres arguments : le débat parlementaire s’est déroulé de façon singulière. L’Assemblée nationale n’a étudié, en séance plénière, que deux articles. On ne peut donc pas dire que les représentants de celles-ciau sein de la commission mixte paritaire aient été mandatés par leur assemblée pour défendre une quelconque position. Et quant au débat au Sénat, on a vu qu’il était marqué par une accumulation sans précédentde toutes les ressources de la Constitution et du règlement de cette assemblée (et ni l’un ni l’autre n’en manquent) pour restreindre dans la dernière semaine la possibilité d’argumenter… Et Dominique Rousseau ajoute que « des amendements ont été jugés irrecevables de manière très discutable » (j’ajoute qu’une interprétation fallacieuse de l’article 45 de la Constitution a encore frappé…), que « les débats ont pour le moins manqué au principe constitutionnel de clarté et de sincérité » reconnu par le Conseil, notamment sur la pension minimale à 1 200 €.
    Et il conclut que « sur ces seuls motifs », le Conseil peut censurer la loi et que « l’apaisement social serait immédiat… »
    Cela me paraît clair. Mais je n’ignore pas ce que disent d’autresconstitutionnalistes. Il est rare que le Conseil censure l’ensemble d’une loi. On peut arguer que celle-ci ne manque pas d’aspects financiers.Et les usages rappelés ci-dessus peuvent tout à fait conduire le Conseil à invalider certains articles (sur l’index senior par exemple), à limiter la portée de certains autres articles et à ajouter quelques réserves d’interprétation… sans compter les inévitables « commentaires »
    Je tirerai de tout cela quelques conclusions simples :
    1) Le respect de la Constitution est essentiel.
    2) Nous sommes dans un État de droit et c’est essentiel.
    3) Le droit ne relève pas de la science exacte, sa mise en œuvre n’est pas mathématique.
    4) Croire qu’il existe un droit épuré de toute considérationliée aux circonstances, aux contextes – et même aux convictions politiques – est sans doute illusoire.
    5) Il s’ensuit que le droit – en cette haute instance comme en toute autre – est un ensemble de choix humainséclairés par des règles, effectués par des humains dans un contexte humain !
    Jean-Pierre Sueur
     
    Post-scriptum. Pour ne pas allonger ce texte déjà trop long, je n’ai pas évoqué le fait que le Conseil constitutionnel devra– le même jour a-t-il annoncé –statuer à la fois sur la loi sur les retraites et sur la demande de recours à un référendum d’initiative partagée (RIP) en vertu de l’article 11 de la Constitution, demande dont je suis signataire. Ce n'est pas le moindre des paradoxesque le Conseil pourrait, le même jour, valider même partiellement la loi, ouvrant la voie à sa promulgation (le président de la République ne pourrait pas ne pas la promulguer) et le lancement d’un processus référendaire ayant pour objectif d’abolir ladite loi. Celle-ci serait donc théoriquement « applicable » mais pratiquement en sursis –si tant est que les conditions fixées par l’article 11, qui sont assez complexes, soient remplies ! Nous aurons – peut-être –l’occasion d’en reparler.