Livres

  • La République du Centre, 27 décembre 2021

     
  • Nous reproduisons l'article de Gérard Poitou, publié sur Magcentre.

    >> lire l'article 

  • Jean-Louis Rizzo, qui fut adjoint au maire d’Amilly, professeur au lycée de Montargis et à l’Institut d’études politiques de Paris, et qui est docteur en histoire contemporaine, est un historien d’une grande probité. Ses livres se caractérisent par leur sérieux. Ils témoignent d’une volonté de restituer l’histoire – et ceux qui la font – le plus justement possible, sans asservir la réalité à une thèse, une doctrine ou une idéologie. Il explique, analyse, permet de comprendre l’histoire, persuadé qu’il est – car il reste un pédagogue – que cette compréhension est indispensable pour déchiffrer le présent et préparer l’avenir.
    Dans ses ouvrages, il s’est notamment – et même particulièrement, faut-il écrire – penché sur l’histoire du radicalisme. Aussi lui doit-on deux livres sur la grande figure de Pierre Mendès-France.
    Le livre qu’il nous propose aujourd’hui est consacré à une figure moins connue, moins flamboyante aussi (encore que Mendès préférait les actes et le réalisme au lyrisme exacerbé), celle d’Albert Sarraut, dont beaucoup ignorent qu’il fut, sous la troisième République, député durant vingt-deux ans, sénateur durant quatorze ans, qu’il appartint à vingt-cinq gouvernements – pas moins ! – et en dirigea deux.
    Du dreyfusard qu’il fut très tôt au président de l’assemblée de l’Union française qu’il fut sous la quatrième République, Jean-Louis Rizzo nous livre avec une grande objectivité les lumières et les ombres d’un très long parcours politique. Il nous éclaire sur la prudence de Sarraut sous le Front populaire, sur sa complaisance à l’égard du régime de Vichy durant ses premières années, sur son courage lors de ses dix mois de déportation à Neuengamme. Il nous éclaire sur sa conception de la décolonisation : il « ne colle pas aux idées assimilatrices » et « comprend assez vite l’aspiration des peuples dominés. » Il nous éclaire enfin sur ce que représente pour lui le radicalisme : le sens de l’État, l’attachement à la République, la laïcité, le refus des extrêmes, « la défense d’’un progrès social graduel », l’union d’un état d’esprit « très girondin dans l’Aude », mais « très jacobin dans la capitale… »
    On voit ainsi combien Jean-Louis Rizzo nous offre une fois encore un vrai travail d’historien ce qui est déjà beaucoup.
    Jean-Pierre Sueur
    • Albert Sarraut. Au cœur de la République parlementaire et coloniale, éditions L’Harmattan, 26 €
  • Ancien adjoint au maire d’Amilly, professeur à Montargis et à l’Institut d’études politiques, Jean-Louis Rizzo poursuit son œuvre d’historien et après des livres éclairants sur Pierre Mendès-France, une « somme » sans équivalent sur Alexandre Millerand et une analyse des élections présidentielles en France depuis 1848, il nous propose, dans son dernier et récent ouvrage, un nouveau regard sur « de Gaulle, le gaullisme et la République ».
    La première vertu de ce livre m’apparaît être pédagogique, ce qui, pour moi, n’est pas réducteur, tout au contraire. Il nous offre, en effet, une synthèse précise et documentée restituant l’histoire singulière de de Gaulle et du gaullisme, une histoire très partagée, puisque beaucoup de Français se référèrent ou se réfèrent encore à de Gaulle, ou du moins à l’une des étapes de son parcours exceptionnel.
    Ce n’est pas pour autant un livre austère et compassé. Il est vivant. On y découvre par exemple que le jeune commandant de Gaulle écrivait les discours du maréchal Pétain auquel il devait s’opposer avec une farouche et extraordinaire détermination dès les débuts de l’aventure de la « France libre », alors qu’« aucun homme politique d’envergure ne le rejoint à Londres » et que la « justice » militaire de Vichy, aux ordres du même maréchal Pétain, le condamne à la peine de mort le 3 août 1940.
    L’une des principales questions que pose Jean-Louis Rizzo en retraçant tous les épisodes de la longue carrière de Charles de Gaulle est la suivante : « Est-il pragmatique ou doctrinaire ? »Pragmatique, de Gaulle le fut assurément. Ainsi : « Issu d’un milieu conservateur qui ne portait pas dans son cœur l’idéal républicain, officier d’une armée non moins conservatrice, il a su s’extirper de cet univers pour conduire à deux reprises des gouvernements d’union nationale, puis pour présider la République bien au-delà des idéologies […] En 1958, il rompt avec toutes ses exigences antérieures pour accepter toute une série de compromis avec les partis républicains. »
    Sur la décolonisation, « devant l’évolution du monde, devant l’aspiration des peuples à accéder à leur souveraineté, il a compris rapidement qu’il ne servait à rien de s’accrocher à des conceptions révolues. »
    De même, de Gaulle accepte qu’il soit inscrit dans la Constitution que « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation »,même s’il ne doutait pas que, dans maints domaines, c’est le président qui déterminerait et conduirait ladite politique. Et, on le sait, il en ira de même pour ses successeurs… Qui méconnaîtrait aujourd’hui que la politique sanitaire de la nation est « déterminée et conduite »par le chef de l’État ?
    Pragmatique, de Gaulle ne fut pourtant pas opportuniste, au sens péjoratif du terme. S’il n’était pas à proprement parler « doctrinaire », il était assurément guidé par une philosophie, par une conception de l’État et de son service et, bien sûr, « une certaine idée de la France. »
    Jean-Pierre Sueur
    • De Gaulle, le gaullisme et la République, Jean-Louis Rizzo, éditions Glyphe, 220 pages, 18 €
  • C’est peu dire que notre compatriote d’Orléans et de La Source, Jean-Marie Klinka, a voué sa vie professionnelle à l’aviation légère : il a pour elle une véritable passion ! Il la fait revivre  dans un ouvrage, largement illustré, qui ravira tous ceux qui ont la même passion, publié sous le titre shakespearien : « Voler ou ne pas voler, telle est la question » par la Direction générale de l’aviation civile dans sa collection « Mémoire de l’aviation civile ».

    Ce livre est une longue interview, un entretien plutôt, avec Jean-Christian Bouhours, par lequel Jean-Marie Klinka nous conte ses plus de quarante années de passion.

    Tout commence dans un village solognot de huit cents âmes, Vernou-en-Sologne, où le jeune Jean-Marie découvre le bois – le bois des forêts environnantes et celui de la menuiserie de son père où il aime se rendre et où il joue avec des copeaux.

    Enfant de l’école républicaine, il fréquente bientôt les aéro-clubs, étudie aux Arts et Métiers puis à l’École supérieure des travaux aéronautiques (ESTA).

    Sa carrière démarre aux « avions Mudry ». Il voue une véritable admiration à leur fondateur, Auguste Mudry, sans méconnaître la part d’ombre de sa biographie, et se lance à corps perdu dans l’étude et la fabrication des avions de la gamme CAP : CAP 20/200, 20/260, puis le CAP 232, qui obtient le titre de champion du monde des avions de voltige. D’ailleurs, la voltige le passionne. Il en est un spécialiste.

    Il poursuit son parcours à la SERMA, puis à l’École d’ingénieurs de l’Université d’Orléans – l’ESEM – où il enseigne et, parallèlement, au sein du centre d’innovation situé au cœur de la technopole, que la municipalité que je conduisais a eu la bonne idée de construire…

    Au fil des pages, toute l’évolution technologique défile sous nos yeux : on passe de la toile et du bois aux matériaux composites et au carbone.

    Ce livre est une page d’histoire et un témoignage précieux – sans doute dans équivalent – dont il faut chaleureusement remercier Jean-Marie Klinka.

    Jean-Pierre Sueur

  • Jean-Pierre Sueur vient de publier aux éditions « La guêpine » un texte méconnu, et pourtant « fabuleux », de Charles Péguy sur la Loire. Ce texte est précédé, dans cette édition, d’un avant-propos de Jean-Pierre Sueur, qui en souligne toute l’importance.
    Cette description de la Loire et de sa vallée qui s’étend à ses châteaux et aux poètes qui l’ont chantée est l’épilogue d’un long article publié en 1907 dans Les Cahiers de la quinzaine sous le titre – « peu porteur »,écrit Jean-Pierre Sueur, « De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle » – et repris entre les deux guerres avec d’autres textes sous le titre « Situations » dans une édition aujourd’hui introuvable.
    Jean-Pierre Sueur écrit que Charles Péguy y décrit la Loire « en une écriture emphatique qui transporte et emporte ceux qui acceptent de se laisser emporter et de partager avec lui, au-delà des convenances de la rhétorique, les labeurs, les souffles, les grandeurs et les fulgurances de l’écriture. »
  • Je tiens à saluer le livre remarquable consacré à la forêt d’Orléans qui vient de paraître sous le titre La forêt d’Orléans : mythes et réalités, fruit de nombreuses années d’effort et de travail de Pierre Bonnaire, qui fut le fondateur de la Société des amis de la forêt d’Orléans (SAFO).
    Cet ouvrage rassemble les contributions de plus de cinquante auteurs portant sur l’histoire de cette forêt – la plus grande domaniale de France –, sur « l’univers des arbres et du bois » et sur le « patrimoine humain et matériel » qu’elle constitue.
    On dit souvent que la forêt d’Orléans sépare l’Orléanais et le Gâtinais. Je crois au contraire qu’elle unit tous les territoires du Loiret. C’est pourquoi j’ai écrit en avant-propos à ce livre un texte intitulé « Une forêt qui nous unit ».
    JPS

    • Ce livre, dont la réalisation a été coordonnée par Cécile Richard, est paru aux éditions du Jeu de l’Oie, 16 rue Saint-Nicolas, 45110 Châteauneuf-sur-Loire. 39,90 €

     
     
     
  • Un ouvrage intitulé Droit et crémation vient de paraître aux Éditions Kairos. Il reprend notamment une intervention faite par Jean-Pierre Sueur à Nancy lors d’un colloque organisé par l’Université de Lorraine et l’Union crématiste européenne. Il est publié sous la direction de Marc Meyer et Bruno Py.

    >> Lire le texte de Jean-Pierre Sueur

     

     

     

  • Pierre Leroux, inventeur du mot « socialisme », était aussi un ardent féministe

    Je tiens à saluer une fois encore l’action de Jean-Louis Pierre qui anime, avec un réel amour du livre de qualité, les éditions de « la guêpine » sises à Loches.

    L’une des dernières parutions, Le féminisme de Pierre Leroux, est un florilège de textes de Pierre Leroux sur le féminisme, textes ressemblés et présentés par Armelle Le Bras-Chopard.

    Pierre Leroux est une des figures de la pensée du XIXe siècle, aujourd’hui trop méconnue. C’est lui qui, le premier, en 1833, employa le mot « socialisme » qu’il avait forgé et qui, on en conviendra, eut quelque destin.

    Auteur d’une œuvre considérable traitant de nombre de sujets, on le classe parmi les « socialistes utopistes ».

    Ce qu’on sait moins, c’est qu’il fut, toute sa vie durant – une vie tumultueuse au cours de laquelle, il ne fit jamais fortune – un ardent féministe. Et l’intérêt du livre que les éditions « la guêpine » viennent de publier est justement de rassembler nombre de textes attestant de ce féminisme, novateur, et souvent incompris à son époque.

    « Notre loi civile,écrit-il en 1848, est, au sujet de la femme, un modèle d’absurdes contradictions. » Il ajoute : « Nous avons plus de considération pour les sacs d’écus que pour la dignité humaine, car nous émancipons les femmes en tant que propriétaires, mais en tant que femmes, notre loi les déclare inférieures à nous. » Il ajoute encore dans un livre paru en 1851 : « Il est une moitié de l’humanité qui a toujours partagé jusqu’ici le sort des parias, des esclaves et des prolétaires, en ce sens qu’elle a été comme eux, dépouillée d’égalité : ce sont les femmes. »

    Ami de George Sand, qui l’aide financièrement quand il connaît nombre de vicissitudes, il défend ardemment le droit au travail des femmes et pourfend Proudhon dont l’un des livres contient – écrit-il – « trois chapitres magnifiques intitulés "Infériorité physique de la femme", "Infériorité intellectuelle de la femme", « Infériorité morale de la femme". »

    Je ne peux tout citer. Mais je tiens à évoquer le discours si courageux que Pierre Leroux, devenu député, fait à l’Assemblée Nationale le 21 novembre 1851, quelques jours avant le coup d’État du 2 décembre, et par lequel il plaide pour le droit de vote des femmes. Il faut lire ce discours, de la page 61 à la page 86.

    Et, vous le verrez, on souffre, non pas en lisant le discours lui-même, mais en prenant connaissance des multiples interruptions dont il est constamment l’objet de la part d’un assemblée très majoritairement hostile. Je cite : « Hilarité », « hilarité générale », « exclamations et rires », « rires bruyants et prolongés », « nouvelle hilarité »

    Lui, Pierre Leroux, ne s’en émeut pas trop. Il sait que la cause est juste. Il ignore qu’il faudra attendre 1944… Il est persuadé que « la cause des femmes est la cause du peuple. »

    Jean-Pierre Sueur

    Aux éditions « la guêpine », 93 pages, 16,90 €

  • Bernard-Henri Lévy est un auteur qui ne saurait laisser indifférent.
    Certains l’adulent. D’autres le vilipendent.
    Pour ma part, je préfère m’en tenir aux faits – et aux livres.
    C’est ainsi que je n’ai jamais pu souscrire à l’interprétation outrancière qu’il donne de l’œuvre de Péguy dans L’idéologie française.
    C’est ainsi que j’ai aimé son livre sur Jean-Paul Sartre.
    C’est ainsi que je considère que les faits contredisent – et que je souhaite qu’ils continuent de contredire – la description de la mort de la gauche qu’il nous inflige dans Un grand cadavre à la renverse.
    C’est ainsi qu’alors que j’ai trouvé juste et profond son livre De la guerre en philosophie, je considère que celui qui a suivi, La guerre sans l’aimer sous-titré « Journal d’un écrivain au cœur du printemps libyen », était incroyablement prétentieux et qu’on mesure –  mille fois hélas ! – les effets concrets des exaltations qui parsèment cet ouvrage.
    On ne m’accusera donc ici ni d’indifférence, ni d’inféodation, ni de détestation…
    Et ceci étant dit, je veux souligner l’intérêt du dernier de ses livres : Ce virus qui rend fou.
    J’y ai lu, en effet, des réflexions qui tranchent avec la vulgate qui s’est répandue sur la naissance du virus, ses causes, ses effets, ses remèdes et la préparation de la suite…
    Après tout, le rôle des philosophes n’est-il pas de débusquer les pensées toutes faites ?
    Et, comme écrivait Péguy (retour à l’envoyeur), « Il y a quelque chose  de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite. »
    Bernard-Henri Lévy note donc « cette extraordinaire soumission à un événement dont je répète qu’il était tragique, mais non sans précédent. » Il décrit la « montée du pouvoir médical. » Il ajoute : « Certes, on dira que face à un épisode sanitaire dont les ressorts restent inconnus, il vaut mieux une blouse blanche qu’un gilet jaune », et encore : « Ces médecins étaient pour la plupart des hommes et des femmes admirables. » Mais il dit que le « pouvoir hygiéniste » est un leurre. La décision politique ne saurait disparaître. Et « La Politique »de Platon vient à la rescousse.
    Bernard-Henri Lévy s’insurge contre « l’idée que le virus n’avait pas que du mauvais, qu’il possédait une vertu cachée et qu’il y avait une part de cette "guerre" dont il y avait lieu de se réjouir. » Il rappelle les sermons du Père Paneloux que Camus n’a rédigés que pour s’en affranchir. Il pourfend cette « niaiserie : l’idée que le virus nous parle, qu’il a un message à nous délivrer (…) Comme si un virus pensait ! Comme si un virus savait ! Comme si un virus vivait ! » Il pourfend ceux qui souscrivent à « ce prêchi-prêcha, cette façon de dire : "Attention radio virus ! Les virus parlent aux hommes !". »Il pourfend la « fièvre interprétative » et « le piège des religiosités laïques. »
    Il pourfend encore les idées toutes faites sur le culte du « confinement » : « On n’est rien quand on est seul (…) On y pense le plus souvent à rien (…) et l’enfer, ce n’est pas les autres, mais c’est moi. »
    Il nous parle de la mort pendant le Covid, du « moment de la mise en bière »refusé pour faire le deuil, de ce « geste d’impatience prophylactique dont on n’aurait jamais cru qu’il pût passer ainsi, comme une lettre à la poste – corps emballés dans des sacs plastique, obsèques à la diable, adieux sur WhatsApp. »
    Il termine en nous annonçant : « Et voilà peut-être le pire. ». Le pire, c’est tout ce qu’on a oublié, « ne serait-ce que la faim qui, chaque jour dans le monde, tue 25 000 hommes, femmes et enfants. » Il écrit : « Je me livrai à un exercice simple. Je repris la presse de la semaine »…Et là, il voit que « tout a disparu. » Et il conclut ironiquement : « Le coronavirus avait cette vertu : nous épargner les nouvelles dérisoires (…) nous soulager des péripéties d’une Histoire qui, avec bienveillance, s’était mise en hibernation. »
    On l’aura compris. Je ne souscris pas à toutes les lignes de cet ouvrage dont je n’ai évoqué que quelques aspects. Il y a des raccourcis, des approximations, des excès. Mais – il y a un mais –, il donne à penser. Et ce n’est pas le moindre de ses mérites.

    Jean-Pierre Sueur

    • Editions Grasset, 104 pages, 8 €
     
  • Au moment où Maurice Genevoix et, avec lui, les combattants de 1914-1918 entrent, trop tardivement, au Panthéon, Pierre Brunel et Étienne Crosnier publient aux Éditions La Guêpine un livre à deux voix intitulé Genevoix, de près… dont le titre renvoie au texte si fort, récit et méditation à la fois, que celui-ci publia en 1972 sous le titre La mort de près et que les éditeurs de la version intégrale de Ceux de 14 (Éditions Omnibus) ont eu la bonne idée de publier en épilogue à celle-ci, bien qu’il fût publié plus de cinquante ans plus tard.

    Pierre Brunel, dont je suivis jadis les cours d’agrégation, infatigable chercheur de correspondances entre toutes les littératures – on appelait cela la « littérature comparée » – nous offre un vagabondage littéraire autour de deux rencontres avec Genevoix. La première devait être triviale, mais elle le marqua beaucoup. Il s’agissait pour le jeune « conscrit » (élève de première année de l’École normale supérieure) de venir proposer à l’illustre ancien qu’était Maurice Genevoix deux « cartes de bal » qui donnaient droit à l’entrée au rituel bal de l’école. On ne saura jamais si les deux filles de l’écrivain, secrétaire perpétuel de l’Académie Française, ont honoré de leur présence cette manifestation. Ce qu’on apprend, en revanche, c’est que « chacun des mots qu’il prononça au cours de l’entretien » fut « comme un signe chargé d’une résonance lointaine » qui l’« l’atteignait au-delà de la lettre. »

    La seconde de ces rencontres eut lieu à la Sorbonne. Pierre Brunel rapporte la colère qui y fut exprimée par Genevoix à l’encontre de Raymond Radiguet. Il évoque aussi, en cette occasion, combien les livres réunis dans Ceux de 14 se voulaient d’abord des témoignages, au plus près de la réalité, et de ce qu’elle recelait de terrible, excluant toute forme de romanesque : « C’est de propos délibéré que je me suis interdit tout arrangement fabulateur, toute licence d’imagination après coup. J’ai cru alors, je crois toujours, qu’il s’agit là d’une réalité si particulière, si intense et dominatrice qu’elle impose au chroniqueur ses lois propres et ses exigences. »

    Dans le même ouvrage, Étienne Crosnier pourfend à très juste titre l’idée convenue et fallacieuse selon laquelle il y aurait deux œuvres distinctes dans l’œuvre de Genevoix. D’abord les chroniques de guerre et puis des romans et contes champêtres, rustiques, animaliers, magnifiant la nature, la forêt, la Loire et la Sologne… Il y aurait en quelque sorte une épopée suivie d’une somme d’écrits quasiment régionalistes.

    Or, rien n’est plus faux. Parce que, d’abord, dans les deux cas, nous sommes emportés par la force, la richesse de l’écriture – son rapport si étroit au réel, quel qu’il soit.

    Mais aussi parce que les mêmes obsessions, les mêmes obstinations se retrouvent dans les deux versants de l’œuvre. Étienne Crosnier le montre concrètement en analysant deux livres qui sont des « romans poèmes » selon l’expression forgée par Maurice Genevoix lui-même : La dernière harde et La forêt perdue.

    Et parmi ces obsessions et obstinations, il y a précisément La mort de près, cette mort que Maurice Genevoix côtoya à quatre ans, lorsqu’il fut atteint de diphtérie, cette mort d’un rouge-gorge qui marqua pour toujours l’enfant qu’il était, cette mort de sa mère qu’il apprit, lycéen, « par un matin d’avant printemps d’une magnificence indicible », cette mort qui fut sa compagne dans les tranchées de la guerre, aux Éparges, chaque jour, chaque heure et chaque nuit, cette mort qui revint rôder avec la grippe espagnole… et qui revient dans les « romans poèmes », car « la biche ou la tourterelle à l’agonie »,les bêtes qui se battent contre d’humains prédateurs qui apportent la mort font irrépressiblement penser aux soldats qui tombent sous le soleil ou dans les lumières de la nuit.

    Lui, Genevoix, témoigne. Il écrit et décrit. Il croit que la restitution du réel a plus de poids que les discours moralisateurs.

    Il écrit aux Vernelles, cette maison ligérienne entre Châteauneuf-sur-Loire et Saint-Denis-de-l’Hôtel, bâtie à l’ombre des vernes qui sont les « aulnes de la Loire » ; il écrit en regardant  la Loire couler et en songeant que par-delà les horreurs de la guerre et les brutalités de la nature, si belle indissociablement, comme l’humanité sait l’être, il faut « cultiver l’amour du vivant pour faire reculer la barbarie. »Il pense que la littérature est œuvre de paix.

    L’épilogue de La mort de près décrit le regard de trois mourants, trois de ses camarades. L’un d’entre eux « a passé les yeux ouverts, nous laissant le souvenir de son visage pacifié. » Et d’un autre, il nous dit : « Nos yeux ont vu s’effacer de ses traits la crispation douloureuse qui les nouait, et sur eux, jeune et tendre, presque enfantin, la lente lumière d’un sourire. »

    Et Maurice Genevoix conclut d’une courte phrase : « Comment irai-je au-delà ? »

    Jean-Pierre Sueur

    >> Aux Éditions La Guêpine, 140 pages, 19 €

  • À tous les passionnés de l’œuvre de Max Jacob – qui repose au cimetière de Saint-Benoît-sur-Loire –, je signale le très riche dernier numéro des Cahiers Max Jacob (760 pages) dirigé par Patricia Sustrac et Alexander Dickow, consacré à « Max Jacob et la Bretagne ».
     
     
     
     
     
     
    JPS
     
  • Michael Lonsdale fut un immense acteur. Son interprétation de frère Luc dans le film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux, fut bouleversante. Impossible de l'oublier. On sait qu'il aimait Péguy à qui il a consacré un livre intitulé Entre ciel et terre, Péguy (éditions du Cerf, 2014). Dans ce livre, il fait deux parallèles, a priori tout à fait inattendus, entre Péguy et deux auteurs qu'il a connus et dont il a interprété des œuvres : Samuel Beckett et Marguerite Duras.

    Au moment où Michael Lonsdale vient de nous quitter, on me permettra de lui rendre hommage en citant quelques extraits de ce livre consacré à ces destins qui, pour lui, se rencontrent, ou au moins se croisent.

    « Samuel Beckett est un écrivain dramaturge et poète irlandais avec qui j'ai eu le bonheur de travailler.

    Péguy et Beckett ont en commun leur commisération pour le genre humain. Ils ont une bienveillance pour l'humanité. À la différence de Péguy, les héros des pièces de Beckett sont des marginaux, des pauvres, des clochards ou des fous. Beckett aimait mettre en scène des personnes rejetées.

    Beckett pouvait avoir comme Péguy un certain pessimisme face à la condition humaine. Si Péguy avait choisi la poésie pour combattre cette amertume, Samuel Beckett, lui, utilisait l'humour.

    Ce qui me touche chez ces deux grands écrivains, c'est qu'ils mettent en action leur charité pour les plus pauvres. Péguy se rendait régulièrement à l'association caritative « La mie de pain » dans le XIIIe arrondissement, pour aider les plus défavorisés. Beckett, lorsqu'il reçut son prix Nobel de littérature en 1969, partagea son argent autour de lui, faisant preuve d'une immense générosité envers ses amis dans le besoin. Il pouvait même faire le ménage ou les courses pour une amie malade. L'amitié pour lui était sacrée […] » (pages 55-56).

    J'en viens maintenant à des extraits de ce que Michael Lonsdale écrit sur Marguerite Duras.

    « La coïncidence des dates me touche. Marguerite est née à Saigon le 4 avril 1914, année de la mort de Péguy.

    J'ai rencontré Marguerite Duras grâce à Claude Régy qui a proposé mon nom lors de la création de L’amante anglaise par les Barrault. Ils avaient été chassés de l’Odéon et avaient trouvé refuge dans un petit théâtre à Paris, impasse Récamier. J'ai joué cette pièce pendant trente-cinq ans, jusqu’à la mort de Madeleine Renaud.

    Comme Péguy, elle n'avait pas un caractère facile, mais elle fut une amie importante pour moi, une complice des mots.

    À l'image de Péguy, l'écriture de Marguerite porte une marque de grande liberté. De nouveauté aussi. Son style est limpide et d'une grande pureté. Comme Péguy, elle écrivait continuellement. Je me souviens d'ailleurs qu'elle modifiait le texte en permanence, ce qui n'était pas sans poser de problème. Pour L’amante anglaise, je lui ai demandé d’arrêter ces changements, car toute l'équipe était perdue […].

    Ce que j'aime chez Duras comme chez Péguy, c'est la création d'un style littéraire qui n'a jamais été entrepris auparavant.

    Je suis dans la même recherche d'innovation artistique lorsque j'aborde un rôle, une création théâtrale ou picturale. C'est la raison pour laquelle je n'ai jamais voulu entrer à la Comédie-Française. Je ne voulais pas reprendre des rôles déjà magnifiquement joués avant moi […].

    Il ne faut jamais jouer les mots au théâtre, mais jouer chaque soir ce qu'il y a derrière les mots. C'est mon professeur de théâtre, Tania Balachova, qui me le disait. C'est ainsi que notre art devient vivant. »

    JPS

  • Le redirai-je ? Je fus d’abord réticent quant au projet de construction du Belvédère, sur la place de Saint-Benoît-sur-Loire, craignant que l’architecture de la façade ne s’accordât pas avec le bâtiment existant. J’ai aujourd’hui changé d’avis, après avoir visité la belle exposition, très bien présentée, qui nous permet de découvrir, au sein de ce Belvédère, l’histoire – dans toutes ses composantes – de ce joyau qu’est l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, et nous offre aussi, à son ultime étage, une vue unique sur cet incomparable chef-d’œuvre de l’art roman.
    Mais le Belvédère – et son équipe – vont aujourd’hui au-delà en publiant, avec le concours de la communauté de communes du Val de Sully, un ouvrage remarquable sous le titre Patrimoine religieux en Val de Sullyqui restitue et complète très largement une exposition sur le même thème.
    Ce livre s’ouvre sur une histoire du fait religieux en Val de Sully. Il nous offre ensuite une seconde partie, la plus originale sans doute, intitulée : « Apprendre à regarder le patrimoine religieux ». Cette « éducation au regard » portant à la fois sur le bâti, les sculptures, les vitraux, etc., nous invite à passer du temps – contrairement à ce que font trop souvent les touristes trop pressés – pour découvrir, admirer et contempler les édifices – imposants ou non, comme les croix des chemins –, sans méconnaître ni les vues d’ensemble ni les détails.
    Et il faut souligner que l’ouvrage ne s’arrête pas aux édifices les plus connus : Saint-Benoît et Germigny-les-Prés. Tout au contraire, il met aussi en valeur d’autres chefs-d’œuvre ignorés dans les dix-sept autres communes du Val de Sully. Ainsi l’art roman nous est-il présenté avec pour modèle l’église Saint-Étienne de Lion-en-Sullias, l’art gothique avec l’église Sainte-Marguerite de Cerdon, l’art baroque avec l’église Saint-Martin de Guilly et le style néogothique avec l’église Saint-Pierre de Dampierre-en-Burly.
    La troisième partie de ce livre présente le patrimoine de chacune des dix-neuf communes de la communauté de communes du Val de Sully. On y découvre ainsi un tableau de Pierre Poncet (1612 -1659) à Isdes, un chef-d’œuvre du peintre flamand Joos Gaemare (17e siècle) à Dampierre-en-Burly et un autre chef-d’œuvre, à Cerdon, « la Nativité de la Vierge » du grand artiste italien Luca Giordano (17e siècle), qui vient d’être, à juste titre, retenue pour une restauration dans le cadre d’un concours organisé par la Fondation pour la sauvegarde de l’art français.
    … On le voit, cet ouvrage permettra maintes découvertes en ce Val de Loire où la beauté de la nature et les richesses de la culture vont de pair depuis des siècles.
    Jean-Pierre Sueur
    • Ce livre peut être obtenu auprès du Belvédère, 55 rue Orléanaise, 45730 Saint-Benoît-sur-Loire (120 pages, 7 €)
  • Je signale tout particulièrement le livre que Sophie Deschamps vient de consacrer aux procès d’Orléans, et de Lyon sur la pédocriminalité dans l’Église, publié aux Éditions « Regain de lecture » sous le titre Le silence des soutanes.

    Sophie Deschamps fut durant vingt-six ans journaliste à RCF Loiret. Elle collabore désormais à Mag’Centre.

    Son livre est le fruit d’un formidable travail de journaliste. Dans une première partie, elle décrit, factuellement, les deux procès. Dans une seconde partie, elle publie de nombreux témoignages inédits sur les titres « La parole libérée des victimes ». Enfin dans la dernière partie, elle pose la question : « Et après ? Comment lutter aujourd’hui contre la pédocriminamité dans l’Église. »

    En conclusion, Sophie Deschamps ne cache ni sa « colère »,ni sa « tristesse »,mais garde « un peu d’espoir »mêlé d’une « extrême vigilance. »

    C’est donc le livre d’une journaliste lucide qui offre, en outre, nombre de témoignages et de documents précieux. Un livre qui recherche la vérité : regarder la vérité en face, c’est un préalable pour que les choses changent.

    C’est pour toutes ces raisons que j’ai accepté de rédiger la préface de ce livre (lien ci-dessous).

    Jean-Pierre Sueur

    >> Lire la préface

  • À un moment où, avec l’accumulation des ordonnances, le pouvoir exécutif s’approprie dans les faits une part non négligeable des prérogatives du Parlement, il est juste, nécessaire et salutaire de réfléchir pour le futur à un meilleur équilibre de nos institutions et à un rôle accru du Parlement.
    C’est l’objet d’un livre qui vient de paraître sous la direction de Dominique Raimbourg et de Philippe Quéré : La force (possible) du Parlement (éditions L’Ours) qui rassemble vingt-trois contributions, dont la mienne.
    On trouvera ci-dessous cette contribution qui porte sur le rôle et l’utilité des commissions de contrôle parlementaire, et, tout particulièrement, sur la commission relative à l’affaire Benalla, dont j’ai été l’un des rapporteurs.
    On le lira : j’ai pesé soigneusement les termes de cette contribution.
    Jean-Pierre Sueur
  • C’est un livre singulier que nous propose, aux éditions du Seuil, Vincent Debaene, grand spécialiste des œuvres de Claude Lévi-Strauss. En effet, les dix-sept textes publiés sont de Lévi-Strauss, mais ils étaient peu accessibles ou tombés dans l’oubli. Vincent Debaene les a regroupés – en quatre parties, comme le faisait Lévi-Strauss – après avoir traduit nombre d’entre eux et les a publiés avec une riche préface exposant que ce livre, qui n’a pas – et n’aurait pas ! – vu le jour du vivant de leur auteur, constitue des prémices, une sorte d’« avant dire » du célèbre ouvrage intitulé Anthropologie structurale 1 paru en 1958 (qui sera suivi, en 1973, d’une Anthropologie structurale 2), qui a été et reste perçu comme un ouvrage fondateur du structuralisme. D’où le titre Anthropologie structurale zéro que Vincent Debaene a donné avec quelque malice à l’ouvrage, se référant à la fois au « phonème zéro » de Roman Jakobson  et au « degré zéro de l’écriture » de Roland Barthes.
    C’est donc à une sorte d’archéologie du structuralisme que nous convie Vincent Debaene au travers de ces dix-sept textes et de sa préface.
    Toute l’œuvre de Lévi-Strauss témoigne de la fécondité de la méthode structurale.
    Le linguiste Louis Hjlemslev a écrit qu’une structure est une « entité autonome de dépendances internes. » La structure est, en un sens, un système fermé, isolable, descriptible en tant que tel. Mais, à l’intérieur d’elle-même, chaque élément ne se définit que dans sa relation à d’autres éléments.
    Ainsi peuvent être décrits – comme l’a fait Lévi-Strauss – quantité de faits sociaux, des structures de la parenté aux manières de table, des rites aux systèmes de pouvoir, etc.
    Ainsi la description des langues peut-elle procéder de la même méthode.
    Certains en ont déduit que le structuralisme se traduirait par des abstractions plaquées sur les faits sociaux. Ils ont plaidé – pour simplifier – que le structuralisme méconnaissait l’histoire. Ou que l’on se complaisait en France dans des théories abstraites détachées des laborieuses« études de terrain ». Lévi-Strauss s’est lui-même agacé de ces conceptions simplificatrices et galvaudées, au point de refuser d’intituler Anthropologie structurale 3 le livre qui s’est finalement appelé Le regard éloigné.
    Et justement, le grand intérêt de la préface de Vincent Debaene et de ce recueil de textes est de tordre le cou à ces idées simplistes.
    Claude Lévi-Strauss y apparaît singulièrement enraciné.
    Il apparaît que ses études de terrain nourrissent ses théories, mais qu’en même temps il récuse les conceptions qui font de l’anthropologie un « empilement d’études monographiques. »
    On découvre sa vie de juif réfugié et accueilli à New-York de 1941 à 1947.
    On découvre une de ses facettes peu connues : son engagement socialiste à la SFIO et au sein d’un groupe dénommé « Rénovation constructive », œuvrant à la « rénovation intellectuelle » de ce parti. Vieille histoire. Récurrente…
    On découvre ses réactions devant le génocide du peuple juif et l’extermination des Indiens.
    On découvre des pensées que l’on pourrait croire très contemporaines. Ainsi Lévi-Strauss s’en prend-il à une humanité « imbue d’elle-même » qui considère à tort l’homme comme « le seigneur et maître de la Création, libre de s’octroyer des droits exorbitants sur toutes les manifestations de la nature et de la vie. »
    On voit enfin que loin des abstractions et des effets de mode, le structuralisme est le fruit d’une histoire, qu’il s’est forgé au fil des analyses des sociétés, de leurs représentations et de leurs langages.
    Pour toutes ces raisons, et d’autres, il faut remercier Vincent Debaene d’avoir conçu ce livre.
    Jean-Pierre Sueur
    • Aux éditions du Seuil 340 pages, 23 €
  • Victime, durant l’hiver 1899-1900, de la grippe, maladie qui faisait, bien plus qu’aujourd’hui, des ravages, Charles Péguy rédige trois textes publiés durant la première année de parution des Cahiers de la Quinzaine, qu’il venait de créer pour « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste »,intitulés « De la grippe », « Encore de la grippe », « Toujours de la grippe ». Ces textes introuvables (sauf dans le premier tome des Œuvres en prose édité dans La Pléiade par Robert Burac), Éric Thiers, devenu récemment président de l’Amitié Charles-Péguy, a eu la belle idée de les rassembler dans un livre qu‘il a préfacé, que viennent de publier les éditions Bartillat.

    Ce n’était pas prévu au départ. Mais ce livre, méditation sur la maladie et sur l’épidémie, est d’une singulière actualité. Comme l’écrit Éric Thiers : « Cent vingt ans plus tard, après l’épidémie qui a plongé le monde dans un état de catalepsie […], la lecture de cettegrippeest précieuse. Tout y est : l’insinuation de la maladie dans nos corps, mais aussi nos esprits ; l’épreuve intime et collective ; le dérèglement du monde et des individus qui ne savent plus à quelle vérité se vouer. Péguy évoque tout cela, à sa façon, ironique, tonique, à mille lieux de l’image de vieille barbe à lorgnons qu’on lui assigne parfois. »

    Ce livre est donc une méditation sur la maladie, sur la mort qui toujours guette. Il est un dialogue, avec Blaise Pascal, avec les Pensées, les Provinciales et la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. On y croise Renan (beaucoup), mais aussi Sophocle et Corneille.

    Ne croyez pas cependant que ce soit un livre triste, pesant et compassé. Non. C’est le contraire. Péguy y évoque surtout les maladies sociales. Et particulièrement les maladies de la politique et de ce qu’il appelle le « socialisme officiel » dont il vient justement de se séparer, ce pour quoi il a créé les Cahiers de la Quinzaine. Les trois textes réunis prennent dont la forme d’un dialogue avec un « citoyen docteur socialiste révolutionnaire moraliste. » C’est l’occasion pour Péguy de régler leur compte aux guesdistes (il avait écrit auparavant : « J’ai trouvé le guesdisme dans le socialisme, comme le jésuitisme dans le catholicisme ») : « Le guesdisme était jadis le culte et la vénération de Guesde, il […] devient de plus en plus un syndicat de jeunes ambitieux » – écrit-il – avant de pourfendre une conception autoritaire, centralisée, dogmatique du socialisme, qu’il déteste.

    Au-delà, la critique porte sur bien des aspects de la politique politicienne : « Quand un parti est malade, nous nous gardons soigneusement de faire venir les médecins : ils pourraient diagnostiquer les ambitions individuelles aigües, la boulangite, la parlementarite, la concurrencite, l’autoritarite, l’unitarite, l’electolâtrie… »

    Péguy adore créer des néologismes, développer des énumérations fantasques (on pense parfois à Rabelais), inventer la singulière syntaxe qu’il déploiera de livre en livre. Et déjà les grands thèmes de son œuvre apparaissent. Ainsi les « hussards noirs de la République » sont déjà là : « Si ce village de Seine-et-Oise ne meurt pas dans la fureur et les laides imbécillités de la dégénérescence alcoolique, si l’imagination de ce village arrive à surmonter les saletés, les horreurs et les idioties des radio feuilletons, nous n’en serons pas moins redevables à ce jeune instituteur que nous n’en serons redevables au Collège de France. »

    Il y a la défense des peuples opprimés, et d’abord de l’Arménie (sujet toujours d’actualité !) :« Le massacre des Arméniens […] est sans doute le plus grand des massacres des temps modernes (…]. Et l’Europe n’a pas bougé. La France n’a pas bougé. La finance internationale nous tenait. »

    Il y a aussi, comme dans la première et jusque dans la deuxième Jeanne d’Arc, le refus radical d’admettre qu’« il y eût une souffrance éternelle, et une maladie éternelle, et une mort éternelle. »Le « croyant anticlérical » que fut Péguy n’a jamais supporté l’idée de la damnation.

    Comme l’écrit Claire Daudin dans le compte rendu de ce livre paru dans le dernier numéro de L’Amitié Charles Péguy, « le Péguy jeune, des tout débuts des Cahiers de la Quinzaine, est encore à découvrir, et pourtant il est déjà prophétique. »

    Jean-Pierre Sueur

  • Le temps passe, en effet. Ce n’est pas une raison pour oublier ceux qui nous ont précédés et à qui nous devons beaucoup. Ainsi Pierre Ségelle, ancien député puis maire d’Orléans, ancien ministre, ancien résistant et déporté, qui fut d’abord médecin de campagne à Ligny-le-Ribault, puis médecin des pauvres à Orléans, que son tempérament n’incitait pas à se mettre en avant et qui fut pourtant – je suis tenté de dire d’autant plus – apprécié et aimé à Orléans, et au-delà.
    Sa fille, Jeannine, restée attachée à l’idéal du socialisme démocratique, d’un socialisme profond, fondé sur de solides valeurs, celui de son père, vient de publier ses souvenirs, ou plutôt des souvenirs, dans un livre au titre étrange : Quel est l’oiseau qui allaite ? Une histoire personnelle de la Kabylie.
    Pierre Ségelle est né à Médéa. Il est profondément resté attaché à son Algérie natale et à cette ville, Médéa, qu’il jumela avec Orléans quand il devint maire. Il nous en reste une « rue de Médéa ».
    Ce n’est pas à Médéa que Jeannine a vécu son enfance, mais en Kabylie. Elle nous en restitue les légendes – d’où le titre du livre –, mais aussi les couleurs, les parfums, les beautés, en un mot la vie… Tout le livre est ainsi baigné dans une vision poétique de la Kabylie.
    Mais Jeannine nous parle aussi des épisodes qui ont suivi et nous apporte des informations souvent inédites.
    Ainsi, parmi ses souvenirs de la guerre, de ses dangers, y compris pour les populations civiles, parmi ses souvenirs de la Résistance, dont elle devine l’existence, il y eut ce jour de janvier 1944 où elle accompagne sa mère qui a obtenu l’autorisation d’aller voir son père au camp de Royalieu, qui était « l’antichambre de la déportation. »
    Jeannine décrit : « Mon père a chuchoté "garde tes gants", a tripoté mes mains, comme en jouant et a glissé dans ma paume gauche un minuscule papier. Quelques résistants importants du Loiret étaient avec lui et ils avaient tous désigné ceux qui deviendraient les administrateurs à Orléans. La liste des responsables était bien au chaud dans ma main. On se méfie moins d’une enfant de onze ans que d’une adulte comme ma mère. » Ce père s’en était voulu ensuite de l’avoir « mise en danger. »
    Jeannine nous parle du retour de la déportation de son père. Ceux qui revenaient avaient connu tant d’horreurs que, souvent, ils n’en parlèrent pas. Ils se sentaient « décalés », incompris dans une société au sein de laquelle la plupart des hommes et des femmes ignoraient les épouvantables épreuves vécues dans les camps de la mort. Ce n’est qu’après, longtemps après…
    Jeannine décrit « un homme de trente kilos, son mètre 75 un peu voûté, l’œil gauche gonflé, souvenir de la schlague, regard anxieux. »Et pourtant, déjà, « un homme plein d’idées et d’énergie mentale. »
    De Gaulle fait appel à lui. Ségelle explique : « Vous étiez un chef, oui mais à présent, je suis socialiste et vous… » Ce à quoi de Gaulle répond au téléphone : « Peu importe, venez à Paris, tout de suite. »
    Jeannine témoigne que l’engagement socialiste de son père « est devenu complet après la déportation. » Élu député du Loiret en 1945, il deviendra ministre de la Santé et de la Famille durant quelques mois sans l’avoir nullement cherché. Le Canard Enchaîné l’a appelé « le ministre malgré lui. » On a trop souvent oublié l’action décisive qui fut la sienne pour la création de la Sécurité sociale, aux côtés de Pierre Laroque, d’Ambroise Croizat et de Marcel Legras.
    De même, on a oublié que devenu peu après, pour quelques mois encore, ministre du Travail – la vie ministérielle sous la Quatrième République était un incessant tourniquet –, il fut promoteur du salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG).
    Jeannine nous conte sa vie à l’Assemblée Nationale comme dans les ministères et à Orléans où « la salle d’attente du médecin est devenue celle des quémandeurs. »
    Elle se souvient qu’il revint à son père d’annoncer à Juliette Gréco la mort de sa mère en déportation.
    Elle nous parle de son amitié avec Léopold Sédar Senghor.
    Elle nous parle de ses conflits avec Guy Mollet s’agissant de la guerre d’Algérie. Il disait à sa famille : « Il faut partir. On court au désastre, pour eux comme pour nous. »
    Elle nous raconte comment son père fut amené à être élu maire d’Orléans et combien il exerça cette fonction avec une sagesse et un sens de la tolérance qui furent salués de tous – sans jamais oublier de mettre au premier rang la justice sociale qui était, pour lui, un impératif absolu.
    On le voit : on doit à Jeannine Ségelle un livre qui en dit beaucoup plus que son titre ne le présuppose.

    Jean-Pierre Sueur

     

     
  • Lorsqu’un artiste vient illustrer des livres, ou plus particulièrement des livres de poésie, cela peut susciter des sentiments mêlés. L’on se dit que si l’œuvre, si les poèmes sont forts, point n’est besoin d’illustrations. Le texte se suffit à lui-même. Nous le lisons, il nous parle. Un rapport singulier s’instaure entre lui et nous. Et, si le livre est réussi, il se fait aimer seul, pour lui-même.

    Il arrive, à rebours, que des artistes rejoignent des poètes, qu’ils communient avec eux. Il ne s’agit pas pour l’œuvre graphique d’enrichir l’œuvre écrite. Non, le terme ne convient pas. Les deux œuvres se rejoignent, elles se répondent, elles entretiennent un dialogue, elles créent des harmonies nouvelles.

    Tel est le cas avec un beau livre qui vient de paraître aux éditions Prodromus où se rejoignent la très connue – mais sans doute encore trop méconnue – Tapisserie Notre-Dame de Charles Péguy et les peintures de Sébastien Le Roy.

    Celles-ci répondent bien, avec force et sobriété, aux côtés ensemble (écrivons comme Charles Péguy !) charnel et mystique de l’admirable Présentation de La Beauce à Notre-Dame de Chartres, qui constitue le cœur de l’ouvrage.

    Et je ne puis mieux faire pour finir que de citer ces lignes de la présidente de l’Amitié Charles Péguy, Claire Daudin, qui écrit dans sa préface : « La "pâte" de Sébastien Le Roy, la texture même de sa peinture (….) est ce qu’il fallait pour reconstituer au poème son épaisseur, au-delà des lectures et des illustrations éthérées qu’on a pu en faire. Son usage parcimonieux des couleurs convient également au stylo de Péguy (…), grave et sans fioritures, refusant l’anecdote et le joli (…). Ainsi, les rosaces et les vitraux de la cathédrale viennent-ils illuminer ces tableaux, fulgurants éclats de couleur après la monotonie des à-plats beige et gris de la Beauce. L’art permet de ces rencontres, par-delà les années, par-delà les disciplines. Il est une première victoire sur la mort. »

    JPS