Compte-rendu de la thèse de Joël JULY, par Jean-Pierre SUEUR.
Paru dans "La Lettre des Amis de Barbara" - n°15 - automne 2003 La thèse de Joël JULY : « Style et versification dans les chansons de BARBARA » est la première analyse précise, extrêmement détaillée, de l’écriture de BARBARA. A ce titre, c’est un ouvrage majeur. Mais son titre est trompeur. A le lire, on pourrait comprendre que Joël JULY se borne à recenser et à étudier les techniques de versification et les effets de style dans l’œuvre de BARBARA. Or, il va bien au-delà. Ou plutôt, il récuse, par tout son travail, la dichotomie réductrice entre la forme et le fond, le signifiant et le signifié. Pour BARBARA, les mots, les vers, les rythmes, sont des êtres. Ils sont la vie même. BARBARA les aime, les savoure, les croque ou les abhorre. Elle exhibe leur claire ou sombre lumière.

L’erreur principale, ce serait de considérer qu’il y a un style, une versification, des rythmes qui exprimeraient les choses, qui les précéderaient en quelque sorte, leur pré-existeraient, et dont ils ne seraient que l’expression, mince pellicule de langage posée sur leur réalité, comme un emballage qui serait absolument distinct de leur essence.
En dépit de son titre, Joël JULY ne succombe pas à ce préjugé, si vivace pourtant.

Et les plus belles pages de sa thèse sont celles où, au gré d’une note, d’un développement incident, ou de paragraphes bien inscrits, cette fois, dans un plan très strict, surtout dans les derniers chapitres, il nous parle des mots, de ces mots, toujours les mêmes, qui, dans toute l’œuvre, vont et viennent, s’en vont puis reviennent, et prennent, de chanson en chanson, toute leur force. Ce sont les portes, les oiseaux, l’automne, la route, Paris, la Seine, les roses, les voiliers, le piano, les mains, l’arbre, les parcs, les jardins, les armes, le cou, les reins, le creux, la bouche, le soleil, la nuit, et d’autres encore.

C’est, bien sûr, l’adjectif noir, mais ce sont aussi des mots et des expressions apparemment plus anodins, dont la récurrence n’est évidemment pas fortuite, et qui charpentent l’écriture, comme la locution au bout de (45 occurrences !), comme les prépositions dessous (« je l’ai couché dessous les roses »), dessus et dedans, les présentatifs il y a, c’est et voila, l’adverbe à genoux, les verbes se pencher, glisser, surgir, les je t’aime énoncés sur tous les registres, celui du nom (« sans un je t’aime ») comme celui du verbe, et des formules que Joël JULY considère comme « peu poétique(s) » (p. 237), et qui le sont ou le deviennent pourtant (il n’y a pas, dans un texte poétique, ce qui relèverait de la poésie et ce qui n’en relèverait pas ; chaque terme, sans aucune exception, procède de l’écriture poétique, tels : bien sûr, je crois, c’est drôle, oui, non, bonjour, tiens, etc.)

Joël JULY décrit excellemment les champs lexicaux qui, comme des toiles d’araignée, tissent toute l’œuvre : ceux du départ, du voyage, des lieux, de la nature, des costumes.

Il décrit aussi les nombreux changements de catégorie des mots, aussi bien dans les chansons – Il automne – que dans le livre « Il était un piano noir » - je vertigine -, qui eussent fait le bonheur de Lucien TESNIERE qui, le premier, fit la théorie de ce procédé qu’il dénomma translation.

Il décrit encore, minutieusement, la technique poétique, montrant bien l’évolution des textes « bien versifiés » (ou presque) des premières années aux vers résolument plus « libres » qui suivent jusqu’aux vers très courts du dernier disque. Nous ne le suivrons pas lorsqu’il décrit ce processus comme « un chemin d’élection qui (…) permet [à Barbara] de relâcher sa langue et d’éliminer tous les artifices qui, nécessités par la métrique, entravaient la pureté de ses messages » (p. 158). Les règles de la versification classique n’ont pas « entravé » RACINE : il y a donné toute la mesure de son génie poétique et, par définition, on ne démontrera pas qu’affranchi de ces règles, il eût atteint à une plus parfaite « pureté ».
De même, le cadre versifié du premier magnifique album édité chez Philips par Christian DEJAQUES n’a nullement « contraint » BARBARA dans l’écriture de plusieurs des chefs d’œuvre qu’il recèle. Car, comme le montre justement Joël JULY en d’autres pages, au déroulement linéaire des mots dans la phrase, la versification « classique » vient ajouter d’innombrables rapports « verticaux », dont le plus visible (mais non le seul) est la rime, qui composent évidemment du sens. Si bien que la signification du texte poétique est à rechercher aux entrecroisements de cette véritable tapisserie que constituent ce double, et ces multiples, réseaux de correspondances. Notons, en outre, que, comme l’observe Joël JULY, ce disque compte, à côté de poèmes strictement versifiés, une première œuvre en vers libres, faite de fragments d’une conversation poétique : «Pierre ».

Conversation poétique : la formule n’est pas anodine. Joël JULY observe que le je est présent dans pratiquement toutes les chansons (il n’est que deux exceptions, et encore… : « Joyeux Noël » et « L’amoureuse » ) et que le tu et le vous sont aussi omniprésents. Ces chansons sont un long dialogue, mené une vie durant, « un dialogue ininterrompu », écrit Joël JULY. Fût-ce aux tréfonds de la solitude, il n’y a pas de soliloque. C’est une poésie de l’échange, qui donne une grande place aux moyens de communication – lettre, téléphone, fax -,mais surtout au face à face, au tête à tête, au toi et moi, même si le toi est étendu aux dimensions de la foule. Encore qu’à force de comprendre exclusivement ainsi « Ma plus belle histoire d’amour », on ait sans doute indûment ignoré l’autre interprétation, également présente – à vrai dire, ce qui a été expressément voulu par BARBARA, dans cette histoire comme dans tant d’autres, c’est l’ambiguïté, qui n’est pas un défaut, une carence de la langue, du discours, ou de textes comme celui-là, mais l’effet de polysémies, de polyphonies originelles, - ce qu’on appelle aussi le mystère. Procède encore de cette même thématique du « dialogue ininterrompu », l’omniprésence de la forme interrogative, - le fait que nombre de chansons sont, tout entières, des interrogations : « Dis, quand reviendras-tu ? », « Qui est qui ? », etc.

La singulière est troublante façon qui est celle de BARBARA d’énoncer et de chanter les mots, sa diction, n’est pas sans effet sur la versification. Ainsi, après certaines consonnes finales, des e qui n’ont rien de muet, apparaissent-ils à des places où aucune graphie ne leur correspond. C’est le cas, en particulier, après les l et les r. Joël JULY fait remarquer que dans « Le soleil noir », écrit en alexandrins, un e est prononcé, qui compte pour une syllabe après « éternels » :

Dont le feu brûlerait d’éternels étés.


Il note que dans « Ma plus belle histoire d’amour », écrite en vers de neuf syllabes (ennéasyllabes) et de sept syllabes, on entend le même e, comptant également pour une syllabe après « soir » :

Si ce soir je vous jure


(alors que dans la même chanson, le subjonctif imparfait est « élidé » dans : « Que pour vous je l’eus (au lieu de je l’eusse) faite à genoux »). Il note encore que dans « A peine », chanson en octosyllabes, il y a, malgré la liaison, un e qui compte pour une syllabe après « noire » :

Il fait nuit noire au dehors.


Joël JULY a raison de citer à ce sujet les « Procédés annexes d’expression » du cher Henri BONNARD : « Il arrive (…) qu’une note réclamée par le rythme musical et n’ayant pas le support d’une syllabe tire un « e » fictif d’une finale en « r » ou en « l », comme il arrive en français parlé. On peut en conclure que, chez BARBARA, c’est la diction qui régit le compte des syllabes et non la phonétique ou la métrique normatives. Elle se façonne ses propres règles à l’intérieur des règles ordinaires. C’est la parlure qui détermine l’écriture.

Joël JULY est, enfin, très convaincant lorsqu’au prix d’une analyse très minutieuse des textes (de « Nantes » tout particulièrement), il démontre littéralement les liens profonds qui unissent trois chansons dont, si longtemps, - avant d’avoir lu les mémoires de BARBARA, « Il était un piano noir », et d’avoir relu les textes de Marie CHAIX – nous sommes si nombreux à n’avoir compris ni le sens ni la portée. De « Nantes » à « L’aigle noir » en passant par « Au cœur de la nuit », c’est la même histoire, c’est la même très pudique évocation, c’est la même interrogation sur l’inceste, ce sont les mêmes sensations, les mêmes bruissements, les mêmes surgissements du fond du passé, les mêmes gestes, les mêmes mouvements analysés par Philippe GRIMBERT :

Dans ma main, il a glissé son cou,


la même volonté de marcher vers l’ombre, d’aller jusqu’au bout de l’ombre :

S’il le faut, j’irai encore.


Après avoir évoqué la confidence de BARBARA à Françoise LO sur « Si la photo est bonne » : « J’espère qu’on comprend bien que c’est une histoire d’inceste », Joël JULY analyse avec une égale minutie les cinq chansons qui constituent un autre cycle, répondant au premier, celui des amours entre deux êtres que sépare une importante différence d’âge : « Le bel âge », « Amours incestueuses », « L’amour magicien », « La déraison » et « Sables mouvants ». Ces analyses sont, à nouveau, convaincantes et viennent étayer la thèse due à Alain WODRASCKA d’une « relecture » de l’inceste originel, et de toute l’horreur qu’il suscite, dans la sublimation ultérieure des « amours incestueuses ».

Au total, Joël JULY illustre très précisément cette citation de BARBARA qu’il relève dans l’interview qu’elle a donnée en décembre 1993 aux Inrockuptibles : « Je crois que la véritable démarche, c’est d’écrire cinq chansons et de les faire bouger dans le temps ». L’ouvre de BARBARA, c’est, en effet, quelques chansons toujours refaites. « Je n’ai pas d’imagination », disait-elle. C’est peut-être vrai, mais elle avait le génie de la parole poétique, celle qui transforme les épisodes de l’existence et les mots prosaïques en rythme, en or, en clairvoyance et en mystère.

Ajoutons : en mystère et en clairvoyance à la fois. Et en sensations qui sont, indissociablement, sentiments puisqu’il est aussi vain de séparer le corps de l’esprit que le fond de la forme. En sensations et en sentiments qui sont amour, le mot de toutes les chansons. Mais n’épiloguons pas trop, ni trop longtemps. Il y a une limite à l’analyse. Il ne faut pas, on ne peut pas tout comprendre. « C’est mieux, tu sais, de se quitter avant que ne meure le temps d’aimer ».

Un dernier mot. Le travail de Joël JULY est si précis, éclairant et chaleureux, qu’il serait incompréhensible qu’il ne soit pas publié.
Jean-Pierre SUEUR

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Thème : Divers