Emmanuel Mounier aimait Péguy. Il a écrit à son sujet cette phrase célèbre : « Il y a dans l’œuvre de Péguy de quoi mécontenter tout le monde. » Il a surtout publié en 1931 un livre éclairant sur intitulé La pensée de Charles Péguy. Pour préparer ce livre, il s’est livré à une véritable enquête, presque journalistique.
Les presses de l’université de Rennes viennent de publier les Carnets d’Emmanuel Mounier. Et la revue L’Amitié Charles Péguy a eu la bonne idée de publier à son tour dans son premier numéro de l’année 2018 tous les passages de ces carnets qui concernent Péguy.
On y trouve, en particulier, un témoignage exceptionnel que je reproduis intégralement ci-dessous. Il s’agit du récit par Mounier de sa visite, en 1930, chez la mère de Charles Péguy, Cécile Quéré, la célèbre « rempailleuse de chaise », âgée alors de quatre-vingt-quatre ans.
Dans un article publié parallèlement à son livre, et que citent les éditeurs de ce texte, Mounier écrit : « Tout de suite se révèle la race ardente qui nous a donné un de nos plus vigoureux polémistes. La race où l’on connaît encore la fierté, fût-elle un rien batailleuse, et où l’honneur n’est pas un vain mot transmis par une caste, mais la conscience un peu farouche de la droiture gardée. »
Mounier décrit la maison de Cécile en 1930, celle du 52 rue du Faubourg de Bourgogne. Ce n’est pas celle où elle vécut avec son fils, qui portait le numéro 50. Une municipalité d’Orléans a eu en effet la funeste idée de démolir la maison natale de Charles Péguy pour y « trouer » la rue éponyme. Ce devait être en 1925. Par une sorte de remords, on a mis là une stèle à peine visible, qui jouxtait l’ancien garage entre des herbes folles, et qu’il serait judicieux de remettre pleinement en valeur.
Donc Cécile est relogée au 52, mais auparavant elle a tenu une épicerie rue de Bourgogne.
Elle raconte à Mounier les péripéties qui ont précédé l’entrée de Charles Péguy à l’École Normale Supérieure. « Il s’est présenté à Normale une première fois. On en prenait vingt-quatre, il est 26e, le 25e est pris après une démission, mais lui passe à côté. Alors, il fait son service pensant travailler à côté. Mais il faut croire qu’on n’a pas beaucoup de temps après l’exercice, il échoua encore. Il alla alors à Sainte Barbe avec une demi-bourse, je payais l’autre moitié et j’aurais bien tout payé pour mon garçon. L’épicerie marchait bien de ce moment. Il réussit. Il fait un an d’école. Puis il me dit : "Je veux prendre un an de congés pour faire ma Jeanne d’Arc". Je ne voulais pas qu’il quitte son étude. Enfin ! »
Le récit d’Emmanuel Mounier est également très révélateur pour ce qui est des rapports entre Cécile et la belle famille de Charles Péguy, la famille de son épouse Charlotte, les Baudouin. Cécile dit : « Cette gaillarde de mère Baudouin entortille mon garçon. » Elle ajoute : « J’ai fait tout ce que j’ai pu pour empêcher le mariage. C’est pour ça qu’ils m’en veulent les Baudouin. Il n’a jamais pu se défaire de la belle-mère ; et il en a bien souffert, le pauvre petit. »
Enfin, Cécile déploie sur son établi de rempailleuse de chaises, sous le regard admiratif d’Emmanuel Mounier, les cahiers de l’élève Péguy, « tous de la même calligraphie soignée, écrits d’on ne sait quelle plume qui ne laisse sur le papier qu’un trait imperceptible et sûr », ainsi que les superbes cartes de géographies qu’il passe des après-midis à dessiner fût-ce en renonçant à la cavalcade du mardi gras.
Emmanuel Mounier embrasse Cécile en partant, et il achève ainsi son reportage : « Je me perds dans Orléans, entre des murs qui sentent le vinaigre, dans des rues étroites sans trottoirs, emmurés, et sans but, de vieux quartiers calmes. La nuit tombe. »
Jean-Pierre Sueur
>> Lire l'entretien du 28 janvier 1930 entre Emmanuel Mounier et la mère de Péguy